Qui voit-on ?
Comme l’écrit très justement Pierre-Jacques Lamblin, c’est Boyer d’Agen qui trouve ce portrait au printemps 1923 dans la boutique d’un modeste bouquiniste, au fond de Neuilly où elle restait accrochée à son clou et propose de reconnaître Marceline Desbordes-Valmore, dont il était un fervent admirateur, en la femme représentée. Il trouve en effet le visage du tableau très proche d’un portrait de la poète, sculpté en 1843 par Carl Elshoecht (1797-1856), qu’Auguste Dorchain (1857-1930) venait justement d’offrir cette même année 1923 au musée de Douai (inv. A.6268).
Pierre-Jacques Lamblin trouve que cette ressemblance, sans être absurde, n’est pas convaincante : je ne suis pas d’accord avec lui, mais je laisse le lecteur juge !
Marceline Desbordes-Valmore ou une autre femme ?
Selon mon éminent collègue, il ne s’agit pas de Marceline Desbordes-Valmore, car il est difficile de rapprocher la physionomie de cette dernière, qui avait une cinquantaine d’années dans les années 1840, du visage de la femme peinte ici, qui en paraît quinze de moins – et dont la coiffure et la robe sont à rapprocher de la mode de la toute fin des années 1830 et du début des années 1840.
Je peux comprendre ces doutes, car certains traits du modèle présentent quelques dissemblances avec ceux de Marceline, visibles dans d’autres œuvres : l’ovale pur du visage et la ligne délicatement recourbée du nez fin représentés ici ne se retrouvent pas dans les photographies de Nadar3, où l’on constate qu’elle était dotée d’une mâchoire plus carrée et d’un long nez busqué plus épais. La chevelure noire n’évoque pas celle, châtain4, de la poète. Enfin, la présence du piano est intrigante : bonne musicienne, c’est cependant à la guitare que Marceline Desbordes-Valmore s’accompagnait pour chanter.
Selon moi, il s’agit pourtant bien de cette dernière sur ce portrait, même si elle pourrait y être représentée de manière idéalisée5 ; car lorsque l’on s’intéresse à la manière dont elle a été portraiturée de son vivant, il est frappant de constater combien ses portraits donnent à voir une physionomie changeante, mobile, assez différente parfois d’une œuvre à l’autre. C’est sans doute la raison pour laquelle même les personnes qui admiraient profondément son œuvre se sont parfois trompées, en lui attribuant un visage qui n’était pas le sien6. Plusieurs éléments plaident ici, de mon point de vue, pour une identification à Marceline : les cernes, la forme des grands yeux noirs en amande et de l’arcade sourcilière, la bouche, le long nez, se retrouvent tant sur ses portraits de jeunesse que sur les photographies de Nadar7. Dans la décennie 1830-1840, ses portraits témoignent d’une physionomie encore jeune, aux rides et ombres du visage plus ou moins marquées – dans ce dernier cas, sans doute en vue de rajeunir volontairement la poète8. Un dessin anonyme, enfin, entré en 1927 dans les collections du musée de Douai comme un portrait de Marceline Desbordes-Valmore (inv. 2205) et datable des années 1840, présente une extraordinaire ressemblance avec le portrait qui nous occupe présentement. Cette étude gagnerait à être complétée par une analyse plus poussée des costumes portés par la femme représentée dans les deux cas, afin de dater le plus précisément possible ces deux œuvres. Enfin, certaines des lettres de Marceline Desbordes-Valmore attestent de la présence d’un piano dans son intérieur, dont ses filles Ondine et Inès jouaient.
Je ne suis donc pas d’accord avec Pierre-Jacques Lamblin lorsqu’il remet en cause l’identification du sujet, mais je serais tentée de le suivre sur d’autres points…
Qui a peint cette œuvre ?
Dans le même temps qu’il propose de voir Marceline Desbordes-Valmore sur ce portrait retrouvé par hasard, Boyer d’Agen en attribue la réalisation à Hilaire Ledru, contemporain de l’oncle de Marceline Desbordes-Valmore, Constant Desbordes (1761-1828). Ces deux peintres s’étaient par ailleurs très bien connus : si l’on en croit le récit de L’Atelier d’un peintre, ils auraient notamment aimé la même femme, Marianne Durand, que Ledru épousa finalement au grand désespoir de Constant… La parution de ce roman en 1833 permet au vieil Hilaire de renouer avec Marceline Desbordes-Valmore, et, toujours selon Boyer d’Agen, les liens entre les deux artistes s’étant développés par la suite, Ledru aurait repris à l’huile, entre février et avril 1840, un portrait de la poète précédemment dessiné au crayon, réalisé entre janvier et février de la même année, pour l’offrir à son mari, Prosper Valmore.
Le problème de l’attribution à Ledru
Je suis tentée de rejoindre Pierre-Jacques Lamblin quant à ses questions sur cette attribution du tableau à Hilaire Ledru – que je n’ai pourtant pas remise en cause dans mon précédent écrit sur la question.
Premièrement, l’œuvre n’est pas signée, or, en l’état actuel de mes connaissances, la plupart des tableaux recensés de Ledru portent sa signature.
D’autre part, comme le souligne avec sagacité Pierre-Jacques dans son article (J’écris pourtant, n°3), le seul portrait de cet artiste mentionné par la correspondance de Marceline est effectué au crayon au début de l’année 1840, et il est difficile de croire en sa réalisation à l’huile, en quelques mois, de la part d’un vieil homme souffrant. J’ajouterais toutefois que, si l’exercice paraît en effet difficile, il n’est pas impossible non plus…
Seule une comparaison poussée avec d’autres œuvres de la main de Ledru permettrait de voir si le style et la touche employés ici peuvent être rapprochés de ses tableaux, et aiderait à confirmer ou infirmer l’attribution de notre portrait à cet artiste. D’autre part, cela permettrait peut-être de résoudre la question de l’attribution du seul portrait au crayon représentant Marceline Desbordes-Valmore, datable des années 1840, actuellement anonyme et conservé au musée de Douai, qu’il serait tentant d’attribuer à Ledru, justement…
Alors, qui ?
Si ce n’est ce dernier qui a peint le tableau dont il est ici question, alors, qui ?
Première hypothèse : Eugénie Tripier-Lefranc (1805-1872), dont la correspondance de Marceline Desbordes-Valmore mentionne qui un portrait de la poète réalisé en 1835, mais aujourd’hui non localisé. Pierre-Jacques Lamblin est tenté de faire le lien entre ce dernier et le tableau dont il est ici question. Je suis plutôt réservée : il faudrait mener une comparaison stylistique pour comparer les touches employées, mais le style de la tenue et de la coiffure portées par Marceline Desbordes-Valmore dans le portrait qui nous occupe ici me parait postérieur à 1835.
Seconde hypothèse : Isidore Péan du Pavillon (1790-1856). La lecture de la correspondance de la poète permet de savoir qu’un peintre réalise un portrait d’elle en juin 1840, sur lequel nous n’avons pas plus de précision que ce qui suit : (…) Un peintre qui me cloue quatre et cinq heures pour te faire une mère verte et giroflée. Comme c’est avec une profonde innocence et qu’il croit me faire jolie, je le lui pardonne, mais je grelotte dans la chambre dite Hippolyte-Édouard. (…). Pierre-Jacques Lamblin m’indique qu’en note d’une autre copie de cette lettre, Hippolyte Valmore précise : Peut-être un élève de David, le peintre Dupavillon, puis que, dans d’autres lettres à son mari en 1840, Marceline Desbordes-Valmore écrit (…) l’assassin Dupavillon m’a mangé deux grandes heures ou Il y a des jours d’abattement invincible, cher ami. J’en ai de ceux-là qui semblent être à côté de la vie. Je souffre alors d’une manière inexprimable pour remplir les moindres devoirs. Je donnerais de mon sang pour qu’on me laissât végéter, comme une pomme de terre. Juge, quand Dupavillon entre là-dessus ! et qu’il faut que je sorte. C’est comme cela.
Pierre-Jacques Lamblin me propose donc de voir en notre tableau celui qui est mentionné ci-dessus – ce qui paraît vraisemblable vu la tenue portée par Marceline Desbordes-Valmore ici -, et de l’attribuer à Péan du Pavillon.
Le seul moyen de clore ce débat, ou de l’avancer sur ce point, serait donc d’organiser une étude bien plus poussée sur cette œuvre, en la confrontant aux œuvres attribuées avec certitude à Ledru, Tripier-Lefranc et Péan du Pavillon, tout en continuant d’investiguer dans l’abondante correspondance de Marceline Desbordes-Valmore.
Que voit-on ?
Si l’identité du modèle et celle de l’auteur de ce tableau doivent être discutées, il en va de même pour son iconographie : au fond, qui et que représente-t-il d’autre que ce qui est immédiatement visible ? Le portrait que le spectateur ne peut pas voir est en effet profondément intrigant : s’agit-il d’un miroir ou d’un portrait ? Et le cas échéant, d’un autre portrait de la femme représentée (Marceline) ? Ou du portrait d’une autre personne ?
Une « vanité »
Voici l’un des points sur lequel Pierre-Jacques Lamblin et moi nous accordons : ce portrait de femme est une réflexion picturale sur la fuite du temps et de la vie, que l’on peut sans hésitation rapprocher du genre des « vanités ».
Nous lisons tous deux le tableau de la même manière : représentée au centre devant un fond sombre, une femme entre deux âges (je plaide ardemment pour Marceline Desbordes-Valmore !) est vêtue d’une robe noire (de deuil ?) d’où se détache un corsage de dentelles blanches. Les tons doré et acajou du foulard frangé qui maintient son chignon font écho à ceux de son alliance et de son bracelet, composé d’un long ruban passé dans une boucle, ainsi qu’à ceux de la psyché en acajou devant laquelle elle est assise – visible sur la droite de la composition. La chandelle de cette dernière vient de s’éteindre, dégageant une légère volute de fumée. La femme contemple son image dans le miroir de la psyché, tout en tenant dans ses mains un tableau – ou un autre miroir -, ovale, dont le motif lui fait face. On aperçoit une étiquette au revers de ce dernier, mais l’inscription en est illisible. En arrière-plan à gauche, un piano droit au clavier visible est surmonté de partitions et d’un rouleau de papier, ainsi que d’un métronome.
Le peintre choisit de représenter le moment où le regard du personnage féminin s’arrête sur son reflet dans le miroir de la psyché, avant ou après s’être tourné vers l’image qu’elle tient entre ses mains : un autre reflet (s’il s’agit d’un miroir), ou une autre image (s’il s’agit d’un portrait).
Les couleurs sombres qui dominent la composition, rehaussées de touches claires, s’accordent ici pour procurer un écho automnal à la scène, interprétable comme une métaphore de la jeunesse qui passe, et plus largement comme une « vanité », une méditation sur la fuite du temps et la mort qui la conclue – symbolisées par la présence du métronome et par la volute de fumée créée par la bougie récemment éteinte.
Un portrait de Marceline Desbordes par Constant Desbordes ?
Dans Le Siècle des Valmore, Francis Ambrière part du principe qu’il s’agit d’un Portrait de Marceline Desbordes par Constant Desbordes, qu’Henri de Latouche (1785-1851), le grand amour de cette dernière, avait pris dans l’atelier du peintre pour le garder par devers-lui, au moment où il vivait une passion amoureuse avec Marceline – c’est-à-dire entre 1820 et 1821. Lorsque les relations entre les anciens amants se tendent sérieusement, à la fin des années 1830 justement, Latouche, suite à une demande de Marceline, lui aurait rendu ce portrait – qui serait représenté ici, accompagné à son revers du billet indigné de l’écrivain. L’iconographie générale de la scène serait donc celle du deuil de la passion qui avait autrefois réuni ces êtres d’exception qu’étaient Henri et Marceline.
Si cette proposition est séduisante, je me dois d’avouer mes doutes : l’inscription au revers du tableau représenté étant illisible, il est à l’heure actuelle difficile de savoir ce qui y figure – et qui ressemble davantage à une étiquette qu’à un billet plié. Seule une campagne d’analyse scientifique (réflectographie infra-rouge, voire radiographie) permettrait peut-être de lire ce qui est écrit, à supposer que telle ait été l’intention du peintre.
D’autre part, à ma connaissance, Constant Desbordes n’a pas réalisé de portrait de Marceline qui serait d’un format ovale, similaire à celui représenté. Aujourd’hui conservé au musée de Douai, le seul portrait connu de Marceline peint par Constant Desbordes est de format rectangulaire (inv. 95).
Un portrait dans le portrait ?
Et si ce tableau ovale représentait un autre sujet, à savoir une autre personne ? J’avais envisagé l’hypothèse que Marceline Desbordes-Valmore pourrait tenir sur ses genoux le portrait d’un.e autre, peut-être défunt.e – ce qui expliquerait alors la robe de deuil et les tonalités automnales de l’œuvre. De telles représentations existent dans l’histoire de la peinture française, je pense en particulier au très beau Portrait dit de Madame de Monginot et de son époux, attribué à François de Troy et conservé au musée de Nantes. Toutefois, l’on y voit précisément à chaque fois le portrait de la personne défunte. J’ai donc abandonné cette hypothèse.
La psyché de Marceline
Je renvoie à une très intéressante proposition d’article rédigé par Catherine Kouyoumdjian « La psyché de Marceline. Vers une autre lecture de la toile d’Hilaire Ledru », envoyé à Christine Planté pour être présenté lors de la journée d’étude du 27 septembre 2018 consacrée aux portraits de Marceline Desbordes-Valmore. Cette présentation n’a pu avoir lieu, mais les nombreuses pistes que Madame Kouyoumdjian propose quant aux liens entre peinture et miroir, miroir et psyché (dans tous les sens du terme) sont passionnantes à explorer.
Ainsi bien des recherches restent à mener pour identifier précisément, à défaut du sujet, l’auteur et l’objet de la présente représentation, fascinante à bien des égards.
Anne Labourdette
Conservatrice du musée de la Chartreuse