Une leçon d’agrégation : La liberté des Pleurs et le rossignol en cage

Nous donnons ci-dessous un texte à paraitre  dans le numéro 4 de J’écris pourtant, Cahiers de la Société des Études Marceline Desbordes-Valmore, tiré de la leçon donnée par Vincent Décamps en 2023 à l’oral de l’agrégation des lettres modernes, où il a été reçu premier, ainsi qu’une introduction par Christine Planté.

Marceline Desbordes-Valmore au programme de l’agrégation

Christine Planté

Dans la transmission d’une œuvre littéraire, l’enseignement joue un rôle décisif. « La littérature, c’est ce qui s’enseigne » affirmait Barthes à la fin du XXe siècle, – ce qui n’est pas enseigné risquant de s’effacer des mémoires. Longtemps bien transmise par une tradition scolaire et des éditions enfantines, la poésie de Marceline Desbordes-Valmore a tendu à s’y faire plus rare dans les dernières décennies du XXe siècle et au début du nôtre, et plus encore à des niveaux d’étude plus avancés. La faire lire relevait alors surtout de l’initiative individuelle de quelques professeurs, qui se heurtaient de surcroît au manque d’éditions courantes disponibles.

Cette situation a évolué ces dernières années, et le recueil des Pleurs a été inscrit au programme des agrégations de lettres et de grammaire en 2023. Rappelons que leur programme change chaque année et qu’il comporte, pour les épreuves de littérature française, une œuvre par siècle (du XVIe au XXe) – sur laquelle vont donc travailler de façon approfondie pendant plusieurs mois les candidats et les professeurs qui assurent leur préparation au concours. Cette obligation est souvent l’occasion de (re)découvertes, notamment lorsqu’il s’agit d’œuvres moins connues que les grands textes canoniques. Les agrégés reçus pourront, devenus professeurs, souhaiter les faire étudier dans les établissements secondaires où elles et ils seront nommés, mais aussi poursuivre des recherches à leur propos. Inscrire une œuvre au programme, c’est donc encourager l’intérêt pour celle-ci, diffuser la connaissance qu’on a de son auteur ou son autrice au-delà d’un cercle restreint de spécialistes, et contribuer à renouveler sa vision grâce aux regards portés sur elle par de nouvelles générations.

Pendant longtemps, très peu d’écrits de femmes ont figuré dans ces programmes – des pétitions l’ont déploré –, mais actuellement les écrivaines y entrent de plus en plus. Ainsi, peu avant le recueil des Pleurs de Marceline Desbordes-Valmore, au programme pour le XIXe siècle en 2023 (il y demeure pour le concours interne en 2024), on trouvait en 2021 un roman de George Sand, Mauprat. Cette année les candidats doivent étudier les Œuvres de Louise Labé pour le XVIe siècle, et deux pièces de Nathalie Sarraute pour le XXe.

Vincent Décamps (université Toulouse Jean Jaurès), reçu premier en 2023 au concours externe de l’agrégation des lettres modernes, a eu pour sujet de leçon lors des épreuves orales « La liberté dans Les Pleurs » de Marceline Desbordes-Valmore. Nous lui avons proposé de nous donner une version écrite de cette leçon, excellemment évaluée par le jury, et nous le remercions grandement d’avoir accepté.

Son texte s’intitule « La liberté des Pleurs et le rossignol en cage ».

L’agrégation, et l’épreuve orale de la leçon

Pour celles et ceux qui, parmi nos lecteurs, connaissent peu ces concours, ces quelques mots préciseront ce que sont l’agrégation et l’épreuve de la leçon.

L’agrégation est un concours de recrutement des enseignants du secondaire qui existe sous trois formes : externe (ouvert aux titulaires d’un master) ; interne (ouvert à des enseignants ou des agents de la fonction publique déjà en poste depuis cinq ans) ; ou spécial (destiné à des personnes en possession d’un doctorat). Difficile et très sélectif, ce concours donne, après un stage, le statut d’enseignant·e agrégé·e du second degré, mais il peut aussi ouvrir sur la recherche et l’enseignement supérieur.

L’agrégation se passe en deux étapes, chacune étant composée de plusieurs épreuves : d’abord un écrit d’admissibilité, puis un oral d’admission. À l’oral des agrégations de lettres, la leçon est une épreuve majeure (et souvent redoutée par les candidats), à la fois pour son coefficient – elle pèse lourd dans le résultat final – et pour sa durée. En 6 heures, sur un sujet imposé tiré au sort portant sur l’une des œuvres au programme, la candidate ou le candidat doit construire un exposé qui témoigne de sa connaissance de l’œuvre et de sa capacité à la faire partager. Pour ce faire, elle ou il peut s’appuyer, à l’exception de tout autre document, sur les dictionnaires mis à sa disposition et sur le texte dans l’édition au programme. La leçon ainsi préparée, qui ne doit pas durer plus de 35 minutes, est ensuite présentée oralement devant le jury, elle est suivie d’un bref entretien. Si, comme son nom l’indique, elle s’apparente à un cours donné à une classe, elle s’adresse de fait à des professeurs, qui partagent la connaissance du texte. Les candidats ne peuvent entrer dans des explications de détail, ni citer longuement.

La transposition écrite de cet exercice oral, à laquelle nous remercions Vincent Descamps d’avoir accepté de se livrer, garde trace de ces règles. Nos lecteurs, sans doute pour beaucoup moins familiers avec le recueil des Pleurs, rencontreront sans doute là parfois une gêne, mais aussi, nous l’espérons, une incitation à lire, ou relire, ces poèmes.

La liberté des Pleurs et le rossignol en cage

Vincent Décamps

« Liberté : c’est un de ces détestables mots qui ont plus de valeur que de sens, qui chantent plus qu’ils ne parlent. » La liberté, comme se plaît à le souligner Paul Valéry dans ses Regards sur le monde actuel, est un concept bien malaisé à définir mais qui se ressent, se vit pourtant avec une évidence que Marceline Desbordes-Valmore n’a aucun mal à retranscrire. Des dictionnaires consultés, dont Le Robert, nous pouvons néanmoins retenir trois traits saillants : la liberté est d’abord l’état d’une personne qui n’est pas sous la dépendance absolue de quelqu’un ou quelque chose, qui n’est pas captive, par opposition à l’esclavage ou à toute forme de servitude ; selon une définition élargie, la liberté est encore l’état de ce qui ne subit pas de contrainte ; dans une perspective plus spécifiquement sociopolitique enfin, et d’après Montesquieu, elle est le « droit de faire tout ce que les lois permettent[1] ». Ces trois acceptions, le recueil des Pleurs les mobilise à plus ou moins grande échelle. En effet, le sujet lyrique s’y décrit très majoritairement dans sa relation au monde, à l’amant ou aux autres, dans un registre élégiaque que Jean-Michel Maulpoix définit comme une « poétique de l’objet perdu et du sujet éperdu[2] ». Le sujet élégiaque est toujours travaillé en creux, privé d’un bien perdu, en définitive assujetti à un sentiment douloureux duquel il peine à se déprendre.

Pourtant, si le je lyrique des Pleurs semble régulièrement faire le constat d’un asservissement, il ne cesse de s’exprimer, de chanter, à la suite du rossignol aveugle, d’après le titre d’un des poèmes du recueil (« Le Rossignol aveugle[3] », p. 126-130), qui nous permettra d’interroger la notion de liberté. Le je lyrique des Pleurs est-il un rossignol en cage ?

La poète-rossignol s’efforce d’ouvrir la cage, dans une quête individuelle de liberté. Mais l’oiseau peut aussi décider de rester dans cette cage : l’amour devient-il alors un esclavage consenti ? Tout l’enjeu pour la poète serait alors de voler vers les autres, de construire d’autres espaces de liberté.

Ouvrir la cage, reconquérir une liberté individuelle

L’enfance, lieu de tous les possibles

Dans un présent étouffant, peu à même d’assouvir le désir, le sujet lyrique trouve une échappatoire dans le souvenir des années heureuses. Aux prémices de la vie, le malheur n’a pas encore frappé, et l’innocent peut jouir sans contrainte des plaisirs de l’existence. La poète implore le ciel de lui rendre cette époque vécue comme le sacre de l’état de nature : « Ciel ! un de ces fils d’or pour ourdir ma journée, / […] Au fond de ces beaux jours et de ces belles fleurs, / Un rêve ! où je sois libre, enfant, à peine née » (« L’Impossible », p. 175, v. 7-10). Les poèmes les plus heureux chez Desbordes-Valmore sont sans conteste les poèmes de l’enfance, ceux où le sujet lyrique peut apprécier les vastes horizons de la liberté, danser « volage » et respirer « tant de fleurs sauvages » avec sa fille qui, comme elles, trouve à s’épanouir à sa guise (« Ma fille », p. 145, strophe 3). Les deux poèmes encadrant le recueil donnent le ton de cet espace de liberté que constitue l’enfance. Ainsi dans « Révélation », à l’harmonie de Noël succède l’émoi de l’été, temps par excellence de la liberté plénière, et ces deux pôles saisonniers condensent l’expérience de l’individu et plus globalement du monde encore jeunes, expérience résumée par la métaphore du cœur bondissant. La poète dit la liesse, l’adéquation de l’enfance avec son monde dans une synesthésie :

L’été, le monde ému frémit comme une fête ;
La terre en fleurs palpite et parfume sa tête ;
Les cailloux plus cléments, loin d’offenser nos pas,
Nous font un doux chemin : on vole, on dit tout bas :
« Voyez ! tout m’obéit, tout m’appartient, tout m’aime [4] ! […] 

L’anaphore en « tout » complète ce tableau total, et le sol ici n’a rien des « cailloux aigus » ni du « pavé brûlant » de Lyon (« Louise Labé », p. 153, v. 12-13). « Le Convoi d’un ange » (p. 234, v. 39-41) propose le même éloge de l’enfance qui signifie espérance : la liberté s’associe à cet horizon dégagé, lumineux, encore pur de tout malheur, de tout savoir, temps gouverné par la mère et le père, lequel vient extraire la petite fille que fut la poète de cette « cage en fleurs » que constitue pour elle l’école dans « Tristesse » (p. 107, v. 87-89). La voix du père qui « ressemblait à Dieu » est une parole libératrice.

Licence poétique et liberté de mœurs

Cette confusion entre le divin et le paternel dit assez les libertés que prend la poète avec le réel, d’autant plus audacieuses que ce réel correspond à la société française catholique et misogyne du XIXe siècle. L’association de Dieu et de l’amant est encore plus nette peut-être dans « Les Mots tristes » : « Dieu, c’est toi pour mon cœur ; j’ai vu Dieu, je t’ai vu ! » (p. 60, v. 84). La véritable épiphanie n’est plus spirituelle, mais toute charnelle, incarnée dans l’amant dont il s’agit de vénérer le corps. Pire, un reproche est adressé au divin, dont la Providence empêche de façon choquante les êtres d’aimer librement ; une indignation, une révolte momentanée et discrète s’élèvent contre Dieu (v. 123-124). La fin du poème, par l’injonction faite à Dieu de prier pour l’amant, dans un renversement total de la hiérarchie divine, achève l’affranchissement religieux de la poète (v. 134).

Il en va de même pour l’expression du désir sexuel, hasardeuse pour une femme auteure avant les luttes des saint-simoniennes. Marceline Desbordes-Valmore livre pourtant ici et là des signes d’une volupté certaine : se succèdent ainsi baisers et caresses brûlantes : « Viens ! J’ai besoin d’entendre et de baiser ta voix » (« Révélation », p.40, v.44) ; le souffle de l’amant (voir par exemple « Dors-tu ? », p.50, v.12) se mêle à celui de l’amante dans le « nid suave et sombre » (« La Vie et la Mort du ramier », p.47, v.11) ; à la main de Dieu se substitue celle, toute chaude, de l’amant dans « Les Mots tristes »[5]. Dès « L’Attente », le je poétique refuse un amour purement platonique : « Moi, ta sœur ! quelle idée ! » (p. 49, v. 19).

La poète se soustrait aux codes sociaux et aux topoï littéraires, et la liberté qu’elle défend avec le plus d’ardeur est peut-être la liberté poétique : Desbordes-Valmore retourne son manque d’éducation en force créatrice, renonce aux formes fixes et multiplie les mètres, notamment le pentasyllabe dans les chansons. Ainsi dans « La Sincère », le genre populaire de la chanson permet d’associer la forme au fond (la mise en vente libérale par la poète de son cœur) pour souligner la liberté de ton du morceau. Ici et là donc fleurissent des espaces d’autonomisation de la parole poétique. Mais si le passé et le présent offrent des fulgurances de liberté jouissive, la voie la plus sûre vers celle-ci demeure l’avenir, dans la mort.

« Liberté dans la mort »

Ces mots achèvent le poème « Béranger » en hommage au poète emprisonné sous la Restauration et qui vit le présent comme un asservissement, compensé par la perspective de la mort, issue heureuse qui soustrait l’homme à toute contrainte. Face aux malheurs de l’existence, Desbordes-Valmore fantasme souvent la mort, « frais oubli » où s’abreuver dans « Le Mal du pays » (p. 112, v. 9), où épancher sa « soif de sommeil, d’innocence », et la mort est le moyen le plus sûr de ramener à « l’air pur qui soufflait au jour de [l]a naissance » (v. 5-8), de trouver dans l’existence une cyclicité qui libère davantage qu’elle enclot, comme l’atteste la paronomase tombeau / berceau au vers 2.

Deux libérations majeures sont permises dans la mort : celle-ci assure d’abord la réunion avec l’amant, la pleine jouissance de son amour. C’est ainsi que les « deux cœurs mal éteints » du marin et de sa fiancée sont « rallumés dans les cieux » à la fin de « La Vie et la Mort du ramier », et le poème qui lui fait pendant, « Le Retour du marin », affirme ce frais oubli pour les amants :

Qu’ils sont bien sous la roche nue,
À l’abri de l’errante nue,
Oublieux de leurs mauvais jours,
Morts… et mariés pour toujours !

« Le Retour du marin », p. 186, v. 37-40

La mort signifie confort dès lors qu’elle est partagée : « Je voudrais mourir jeune, et mourir avec toi » (« Amour », p. 52, v. 16). Le deuxième enjeu majeur, lié à cet idéal de mort prématurée, est bien l’évitement des souffrances du monde : le corps est une « prison fragile » d’où l’âme trouve heureusement à s’échapper dans « Lucretia Davidson », poème qui rend hommage à la poétesse américaine prodige, morte en 1825 à seize ans, incarnation du génie prodige (p. 162, v. 18). Dans une tradition chrétienne et platonicienne, Desbordes-Valmore fait de la mort le lieu d’une libération de l’âme (« De nos rangs consternés, libre, tu te sépares », ibid., v. 35), et du poème une confirmation de cet affranchissement : « Elle est libre », ainsi s’achève ce morceau lyrique en hommage à la jeune poétesse américaine, piégée dans ses vers, et que la plume d’une autre poétesse rend à l’éther. Les promesses de l’au-delà sont détaillées dans « Les Mots tristes », où la « clé sonore » du Paradis ouvre un nouvel espace de liberté, tisse en lettres dorées des « signe[s] d’amour » dans ces « jardins sans hivers ». Les fils d’or de Lucretia ou de Nadège, cette autre jeune artiste réchappée de l’incendie de Moscou et morte à vingt ans (« Nadège », p. 125, v. 11-12) se sont déjà arrachés à l’existence, mais celui de la poète ne tardera pas non plus à être rompu par une Parque scrupuleuse (« Je ne crois plus », p. 93, v. 9-12). Si la quête de liberté se tourne vers des espaces hors d’atteinte, c’est que le présent est une prison, mais – voilà le piège – une prison dorée.

L’amour, un esclavage consenti ?

Se soumettre à l’amant

En associant le je lyrique au féminin, Marceline Desbordes-Valmore renverse la tradition poétique courtoise qui faisait de l’amant l’esclave de la dame, lequel abjurait toute liberté au nom de l’amour ; ici, c’est la femme qui se met au service de l’amant, et il est frappant de constater le nombre d’adresses à celui-ci, qui sont tantôt des reproches, tantôt un interrogatoire, mais surtout une plainte suspendue, un désir en attente de réalisation, et les apostrophes tournent alors parfois à la supplication. Ainsi peuvent se lire les impératifs lancinants de la fin du poème « Toi ! Me hais-tu ? » (laisse-moi, laisse-moi…), sur le mode du sacrifice total, que traduit la négation restrictive du vers 47 : « Ne prends de mon amour que ce qu’il a d’aimable ». La poète rapièce, rabougrit son identité au regard, au plaisir de l’amant. L’existence tout entière est tournée vers l’amant-maître dans « L’Attente », lui qui a pouvoir de vie et de mort sur elle. Le travail poétique (allitération en [p] du vers 2, polysyndète du vers 4[6]) traduit cette langueur de la vie perçue comme un immobilisme, comme un esclavage interminable. Sans toi, « Ma vie est oppressée », mais à ta vue, « je me sauve en te tendant les bras » : le féminin s’aliène fatalement dans un amour qui seul peut l’accomplir socialement et l’extraire de la morosité du quotidien estropié. Son seul souffle de liberté est celui que l’amant veut bien lui insuffler : « C’est avec ta voix que je prie, / C’est avec tes yeux que je vois » (« Révélation », p. 40, v. 45-46). Cette subordination totale est d’autant plus amère que l’amant la délaisse, s’envole, quitte la cage (« Les Ailes d’ange »), il n’est pas jusqu’à son nom qui soit « fugitif » (« Pitié », p. 99, v. 7) ; l’amour lui échappe, et la mémoire de l’amour même se dérobe à la poète, privée des mots des passions tendres.

Servitude volontaire et esthétique de la claustration

Si l’aliénation dans l’amour semble préférable aux longs espaces de la solitude, c’est que la liberté du célibat est vécue comme un « exil » (« Les Ailes d’ange », p. 84, v. 25) : elle est redoutée et compensée par le fantasme d’un lieu clos qui emprisonnerait les amants pour leur permettre de vivre leur amour. Ce programme amoureux est annoncé dans « Révélation » : « Il a dit qu’avec moi l’exil aurait des charmes, / La prison du soleil, la vieillesse des fleurs » (p. 44, v. 132-133). L’amour, ce « doux mal où [elle est], asservie » (ibid., v. 155), s’associe alors à une forme de plaisir masochiste dans la dépossession. Ce topos pétrarquiste est réemployé dans Les Pleurs, saturés du motif de l’enfermement : « cage », « prison », « nid », « enclos de la mère », « tombe », « sépulcre », ainsi que de certaines prépositions, « sous », « dans », qui montrent la poète constamment soumise, enveloppée, étouffée, liée à l’amant par une « invisible chaîne » (« Seule au rendez-vous », p. 86, v. 25). Le dernier quatrain de ce morceau figure l’impossibilité de trouver une issue hors du chemin de l’amour : « La route sans fleurs et sans charmes / Fuira… » Si la passion amoureuse requiert un abandon de la liberté, le désamour ne signifie pas non plus retour à la liberté, et le recueil est traversé par cette angoisse obsédante de la solitude, du retour à soi. Le départ, pourtant très bref, de l’amant dans « Adieu ! » se vit ainsi comme un drame, et la terreur de l’abandon se lit dans l’énergie de l’entame (« Partir ! tu veux partir ! », p. 69, v. 1) qui veut maintenir présente l’image de l’amant. Pauvre « nacelle abandonnée » (« À Monsieur A. de L. », p. 147, v. 1), la poète se fane dans l’expérience solitaire, qui se veut moins une indépendance qu’une errance :

Et me voilà ! voilà comme tu m’as rendue ;
À deux pas de tes pas, je suis, seule, perdue ;
Je dépends d’un nuage ou du vol d’un oiseau,
Et j’ai semé ma joie au sommet d’un roseau !

« Les Mots tristes », p. 62, v. 135-138

L’amante rendue à sa liberté dépend toujours du hasard, des contingences du réel, de cette fâcheuse Providence qui ne livre pas ses projets ; ce que Les Pleurs tentent coûte que coûte d’appréhender, de conjurer, c’est cette terreur du changement. Dès lors, un effort est fourni pour retourner la situation à son avantage.

S’affranchir de l’amant en l’asservissant

Dans une logique de rapports de domination entre le masculin et le féminin, des efforts notables sont constatés chez l’amante pour retrouver un certain contrôle sur l’amant et, ce faisant, reconquérir un espace de liberté. Les injonctions sonnent parfois comme de vraies tentatives pour dominer l’amant : « Je lui dis […] / Que je veux espérer et qu’on me le défend ! / Ne me le défends plus ! laisse brûler ma vie. » (« Révélation », p. 45-46, v. 152-154). La poète entend continuer d’espérer, de fantasmer l’asservissement du bien-aimé : « Sous ce voile de feu j’emprisonne ta vie : / Là, je t’aime, innocente, et tu n’aimes que moi » (« Amour », p. 52, v. 13-14). Si la passion doit la consumer, elle emportera avec elle l’amant. L’accusation se fait plus farouche parfois : ainsi du refrain de « Seule au rendez-vous » (« Ô menteur ! ô menteur d’amour ! ») ou de l’antiphrase dans « Les Ailes d’ange » où la poète lui enjoint (« Allez ! ») de se tourner vers d’autres fleurs, d’autres femmes, dans une épitrope qui voudrait le ramener sur son sein. « Je ne veux plus te voir », conclut-elle dans « Une fleur », renversant l’affront qui lui est fait dans l’étiolement de l’offrande florale. Elle finit ainsi par s’affranchir, au moins temporairement, de l’amour, auquel elle renonce dans « Je ne crois plus », mais elle libère surtout l’amant dans « Ne me plains pas ! » (p. 90) : « Sois libre, je t’oublie », « Sois libre, sois heureux ! » En ouvrant la cage mentale de la mémoire, la poète autorise l’amant à s’épanouir ailleurs, à voler de ses propres ailes : force est de constater que si l’épreuve de la solitude est douloureuse pour la femme (« Cet effort fut affreux… » v. 14), la liberté du célibat est perçue chez l’homme comme un tremplin vers le bonheur.

La terreur du changement est dépassée pour un temps, mais l’amante se complaît dans l’illusion du contrôle, tandis qu’elle subit toujours le joug de son amour. La situation décrite dans « Malheur à moi ! » est particulièrement exemplaire à ce titre : l’infidélité féminine y est révélée à demi-mot pour mieux constater l’indifférence de l’amant, son affranchissement injuste qu’il s’agit de blâmer. La liberté féminine est toujours relative, toujours conditionnée, et ce « détachement » que tente la poète, sans cesse avorté, doit sans cesse être réitéré, conforté. Se donne à lire in fine le paradoxe d’un amour qui aliène et assujettit autant qu’il libère, parce qu’il libère toutes les passions, toute la force de l’existence, comme l’atteste l’épiphanie, l’apocalypse au sens étymologique dans « Les Mots tristes » : « Quand ta voix me parla, / Le rideau s’entr’ouvrit, l’éternité brûla » (p. 60, v. 79-80). Le recueil se veut alors l’apprentissage de l’impossibilité de se soustraire à un amour contenu non pas dans un être, mais dans l’univers tout entier, parce qu’en soi.

Si la vraie cage est intérieure, la poète veut donner des clés aux autres pour se libérer.

Voler vers les autres, imaginer d’autres espaces de liberté

Refonder la liberté autour d’une nouvelle communauté

La poésie romantique est une poésie fondamentalement sociale, toujours adressée, ou tournée vers l’autre, fût-ce un absent. Dans la lignée de Hugo et du poète mage, Marceline Desbordes-Valmore fait parfois de la poésie le lieu d’un engagement politique, voire d’une révolte pour la liberté ; il suffit de penser aux contes et aux romans qu’elle a écrits sur la traite négrière (Adrienne, Sarah), encore délaissés par la critique française, ainsi qu’aux poèmes ultérieurs sur la révolte des Canuts. Avec Les Pleurs, la poète dénonce les oppressions des peuples belge et polonais. Le poème « Sous une croix belge » dit la lutte pour l’indépendance de la Belgique en 1830, et s’ouvre sur l’esclavage universel des peuples face aux puissants, dans une maxime amère qui puise à l’imaginaire végétal de la poète : « Ah ! sur trop de cyprès la liberté se fonde ! » (p. 117, v. 20 : les cyprès sont, comme le rappelle Esther Pinon dans une note, des arbres de cimetières). La refondation d’une communauté libre se fait au prix des larmes des enfants, des « plainte[s] de femme[s] » et de « sanglantes fleurs » : l’univers poétique propre à Desbordes-Valmore est ici projeté sur la guerre, comme une façon d’intégrer toutes les victimes, toutes les mères endeuillées dans sa communauté poétique ; élevées à une dignité poétique, elles acquièrent une deuxième liberté.

« Le Vieux Pâtre » et « La Fiancée polonaise » se concentrent encore sur ces questions, et l’envoi de ce dernier poème apostrophe les rois, sommés de craindre le petit ; l’amour et la foi sont une force supérieure à la tyrannie, et la fiancée devient alors une allégorie de la liberté pour le peuple polonais qui échoue à obtenir son indépendance en 1830-1831. La harangue du vieux pâtre est vaine elle aussi, l’injonction à agir se perd dans l’Europe, mais la poésie libère et fixe la voix des insurgés réprimés en faisant résonner leur mémoire par-delà la mort. Face aux contraintes du réel, la parole poétique se veut une force de libération.

La poésie à tire-d’aile

En tension avec l’esthétique de la claustration, une dynamique contraire de mise en mouvement du sujet lyrique et du réel se donne à lire. La liberté peut se regagner par une abnégation, une force de résilience, une constante énergie. Aussi Desbordes-Valmore imagine-t-elle par le poème des espaces utopiques de liberté. C’est le cas dans « Le Songe » ou « Serais-tu seul ? », où les systèmes hypothétiques et les exclamatives établissent le scénario fantasmé d’une rencontre nocturne avec l’amant (« Oh ! si j’avais de grandes ailes, / Que je traverserais de lieux ! », p.79, v.1-2), et où l’interrogation un instant suspendue à la fin de la première strophe (« T’enfuirais-tu, mon seul ami ? ») devient rhétorique avec la réponse formulée par la poète à la place de l’être aimé (« Non : tu subirais le prodige / Qui rouvrirait les cieux pour nous ») : l’amante est cet oiseau capable de franchir tous les lieux, capable de rêver tous les horizons. Au cœur des « Mots tristes », la rêverie féminine fantasmée, individuelle, de la sixième séquence (« […] et je rêvais encor / Je ne sais quel appui qui manquait à mon sort ! », p.59, v.67-68) évolue tout à coup dans le quatrain suivant en utopie collective, construite comme un négatif enthousiaste du réel grâce à une série de négations lexicales ou syntaxiques (« Là, du moins, je voyais les pauvres sans alarmes, / Sortis de leurs lambeaux que Dieu n’a pas perdus, Rassasiés d’un pain qui ne s’épuise plus », v.69-71).

Se multiplient alors les images de l’insaisissable, de ce qui échappe à la captivité : plume, air, ciel, liquidité surtout, et les eaux peuvent être tout à la fois un danger mortel ou une issue salvatrice, comme l’est le doux ressac dans les imitations de Moore. Les eaux assurent un lien avec les autres, les humbles : « […] un flot m’attire aux malheureux. / Je suis leur écho triste où leur plainte m’arrive », postule la poète dans une très belle formule (« Lucretia Davidson », p. 161). Les larmes sont une offrande poétique faite à quelque malheureux dans « La Crainte » (p. 115). Si la poète est un oiseau en cage, les pleurs eux peuvent passer les barreaux et assurer une communion entre malheureux, une liberté précaire. Desbordes-Valmore préfère au roseau le fragile, les fleurs, parce que la faiblesse même autorise une intransigeance, le bonheur est expérimenté d’autant plus intensément que la vie est brève, et l’éphémère constitue alors un gage d’authenticité, le refus du compromis.

L’âme doit courir
Comme une eau limpide ;
L’âme doit courir,
Aimer ! et mourir.

« La Sincère », p. 121, v. 29-32

Chanter depuis le cachot

Il apparaît finalement que si la poète chante pour la liberté des autres, la sienne est loin d’être garantie. Marceline Desbordes-Valmore s’associe alors à tous les poètes privés de liberté ou morts, Lucretia Davidson, Louise Labé, Edmond Géraud, Béranger surtout, figure emblématique de l’artiste prisonnier, dont la « plume brûle » (« Béranger », p. 196, v. 12) : cette métonymie de la plume pour la poésie l’associe à la métaphore aviaire de la liberté, du désir furieux, sauvage, de secourir le pauvre. Surtout, à la manière du « rossignol aveugle », incapable de cesser son chant, la poète est confrontée à un nouvel assujettissement dans l’art, à une malédiction : prisonnier, le rossignol doit continuer de laisser filtrer l’espoir. Cette astreinte poétique apparaît très clairement aux vers 57-60 :

Chante la liberté, prisonnier ! Dieu t’écoute.
Allons ! nous voici deux à chanter devant lui.
J’ai su dire ma joie, et je sais aujourd’hui
           Ce qu’un son douloureux te coûte !

« Le Rossignol aveugle », p. 129, v. 57-60

La liberté est douloureuse parce que malheureuse et devant être dite, et l’impératif traduit cette injonction écrasante à la parole. Desbordes-Valmore se peint d’ailleurs en Christ souffrant dans « Pardon ! », et il y a une ambiguïté dans cette poésie qui est un refuge comme une malédiction. D’où cette demande émouvante dans « Réveil » : « Laisse-moi m’isoler dans l’oubli de mes peines ; / D’un esclave qui dort ne heurte pas les chaînes » (p. 97, v. 27-28). L’esclavage que constitue le ressassement poétique du malheur est parfois préférable à l’inconnu.

Une position quelque peu différente se fait jour dans « Louise Labé » : Lyon dans sa laideur est certes une prison au pavé brûlant, comme la poète l’a constaté dans sa chair, mais l’image qu’en donnait sa consœur trois siècles plus tôt était toute différente : « Non, ce n’est pas ainsi que je rêvais ta cage, / Fauvette à tête blonde, au chant libre et joyeux » (p. 154, v. 24-25). Le réel est une cage non pas dorée mais sublimée par la poésie, et ce morceau lyrique de conclure : « Oui ! l’âme poétique est une chambre obscure / Où s’enferme le monde et ses aspects divers » (v. 99-100). La poésie est une prison par laquelle transite le réel pour libérer son essence poétique, mais qui laisse la poète prisonnière, artiste maudite que Verlaine n’oubliera pas de célébrer.

Conclusion

Les femmes, je le sais, ne doivent pas écrire ;
J’écris pourtant, […].

(Une lettre de femme, Poésies inédites, 1860).

Ces vers, extraits des Poésies inédites, en 1860, résument en définitive la posture poétique de Marceline Desbordes-Valmore : comme femme, elle sait les contraintes auxquelles elles doit se soumettre, elle sait qu’elle n’a que l’amour pour espérer donner un sens à son existence mutilée et, première victime de cette société, elle ne souhaite pas autre chose que de demeurer dans cette cage, cet espace privé, qui l’asservit à l’amour et à l’amant. Mais la servitude est préférable à la solitude, et Desbordes-Valmore craint surtout de voir comme Hugo la « cage sans oiseaux[7] ». Pourtant, en tant que femme encore, elle trouve d’autres espaces de liberté, dans le souvenir, dans le fantasme de la mort. En tant que poète surtout, elle libère son lecteur de ses tourments et entretient avec le peuple l’espoir d’un horizon éclairci, quitte à demeurer seule au cachot. La poète devient alors un Prométhée qui libère les hommes en se sacrifiant à leur place, en se condamnant à déchirer son cœur, poème après poème, jour après jour. Mais l’on peut se demander si cette prison dorée, tissée ici et là de fils d’or, n’explose pas au seuil du recueil, et si avec la publication de celui-ci, ce n’est pas la poète tout entière qui retrouve la liberté, elle qui écrit que « l’or du ciel fondait en fils étincelants » dans les ultimes vers (« Le Convoi d’un ange », p. 235, v. 72). La cage fond, le poème est livré, et le silence peut se faire pour la poète, un instant libérée.

Notes

[1] Montesquieu, De l’esprit des lois, livre XI, chap. 3. Citation du dictionnaire Robert.

[2] Jean-Michel Maulpoix, Une histoire de l’élégie, Paris, Pocket, 2018, p. 17

[3] Marceline Desbordes-Valmore, Les Pleurs, éd. Esther Pinon, Paris, Garnier Flammarion, 2019. Édition utilisée désormais. Références entre parenthèses dans le texte.

[4] « Révélation », p. 42, v. 77-84

[5] « Quitter ta main qui brûle, et ta voix toujours tendre », « Les Mots tristes », p. 60, v. 88.

[6] « […] et l’heure / A je ne sais quel poids impossible à porter » ; « Et ma tête se penche, et je souffre et je pleure. » (« L’Attente », p.48, v.2 et 4).

[7] Victor Hugo, « Lorsque l’enfant paraît… », Les Feuilles d’automne, 1831 ; citation placée en épigraphe de la section « Aux petits enfants », p. 213.