« Les roses de Saadi. » Pour une lecture renouvelée

Christine Planté

« Les roses de Saadi » est sans doute le plus célèbre poème de Marceline Desbordes-Valmore. Publié dans son dernier recueil posthume qui a paru en 1860, un an après sa mort, sous le titre de Poésies inédites, il a depuis très souvent été mis en musique, lu, chanté, reproduit dans des anthologies ou dans des livres de classe, appris par cœur…

On a voulu généralement y voir l’expression directe d’une sensualité féminine exacerbée, et un exemple de poésie lyrique dans ce qu’elle aurait de plus caricatural. Une planche du dessinateur Gotlib a contribué à diffuser cette image à la fin du siècle dernier, faisant rire les lecteurs à bon compte – et en dissuadant beaucoup d’aller au-delà.

Mais en dépit de cette célébrité, ou plutôt à cause d’elle, ce court poème qu’on croit si bien connaître est rarement vraiment lu – ou écouté – avec attention. Les lecteurs et lectrices qui veulent bien s’y arrêter découvrent à quel point dans sa brièveté – neuf alexandrins –, son apparente simplicité – lexicale et syntaxique – et son traitement déconcertant des images, le poème échappe, se dérobe. Sa lecture, jamais close, semble toujours à reprendre.

Pour rouvrir cette lecture et sans prétendre en arrêter ni en épuiser le sens1, on proposera ici de l’aborder sous plusieurs angles. Et parce que l’insaisissable commence dès son titre, « Les roses de Saadi », on s’intéressera d’abord, dans un premier volet, au poète persan Saadi, à la façon dont il a été connu et traduit en France, à celle dont Marceline Desbordes-Valmore a pu le découvrir – avant de revenir sur ce qu’elle en a fait.

1. Saadi et ses lectures dans la France romantique

Le nom du poète persan s’affiche dès le titre du poème d’une façon très visible, qui n’exclut pas cependant une part mystère. Étrange titre en effet, quand on y songe :

« Les roses de Saadi » de Marceline Desbordes-Valmore.

De qui sont ces roses ?

Ainsi dans le poème d’Apollinaire « Roses guerrières2 », est-ce le souvenir de Saadi ou celui de Desbordes-Valmore qui hante le poète mourant ?

Un poète dans la forêt
Regarde avec indifférence
Son revolver au cran d’arrêt
Des roses mourir d’espérance
[…]

Il songe aux roses de Sâdi
Et soudain sa tête se penche
Car une rose lui redit
La molle courbe d’une hanche

Comment les roses de parole passent-elles non seulement du je au tu, mais d’un poète à l’autre avant parvenir aux lecteurs à l’état d’odorant souvenir ?

Saadi

Saadi3 reste un des écrivains classiques persans les plus connus en Occident4, où il le fut sans doute plus encore par le passé. Le Gulistan (ou Jardin de roses, 1258) a été plusieurs fois traduit en français, partiellement dès 16345, puis aux XVIIIe et XIXe siècle6 – où l’on a traduit aussi le Boustan7 (Le Verger, ou Jardin de fruits, 1257). Au XXe, de nouvelles traductions entretiennent sa célébrité8, à laquelle contribueront aussi largement les vers du Gulistan inscrits à l’entrée du siège de l’ONU :

بنی آدم اعضای یک پیکرند
که در آفرينش ز یک گوهرند
چو عضوى به درد آورد روزگار
دگر عضوها را نماند قرار
تو کز محنت دیگران بی غمی
نشاید که نامت نهند آدمی

Of One Essence is the Human Race,
     Thusly has Creation put the Base.
     One Limb impacted is sufficient,
     For all Others to feel the Mace.
     The Unconcern’d with Others’ Plight,
     Are but Brutes with Human Face.

(Traduction d’Iraj Bashiri)

Les hommes sont membres les uns des autres,
et créés tous de même matière,
si un membre s’est affligé
les autres s’en ressentent :
Celui qui n’est touché du mal d’autrui
ne mérite d’être appelé homme.

(Traduction d’André du Ryer, 1634)

Le Gulistan9, la plus connue et traduite en France de ses œuvres, serait daté de 1259, Saadi était âgé d’une cinquantaine d’années lorsqu’il l’a écrite. Le recueil, composé d’une préface et de huit sections thématiques où alternent vers et prose, poèmes, historiettes et conseils aux souverains, délivre les leçons d’une sagesse humaniste dans un style concis, moins marqué d’emphase lyrique que d’autres grands textes poétiques de la tradition persane.

Par sa tonalité, par l’usage d’aphorismes et d’apologues, par son sens de la formule, Le Gulistan peut faire penser aux conteurs, fabulistes et moralistes classiques français. Un passage a inspiré à La Fontaine « Le Songe d’un habitant du Mogol10 », et le recueil a fait l’objet de plusieurs traductions et adaptations totales ou partielles depuis le xviie siècle. Au début du xxe notamment, la traduction de Franz Toussaint11 préfacée par Anna de Noailles a été très diffusée.

La lecture de Saadi en France dans la période romantique

Lorsque Marceline Desbordes-Valmore commence à écrire, au début du XIXe siècle, circulent en France des anecdotes tirées des œuvres de Saadi qui proviennent soit de traductions françaises antérieures, soit de publications anglaises. En 1827 la Revue britannique le présente en ces termes dans « Esquisses de la Perse » (traduit de la Quarterly Review) :

« Sadi jouit d’une grande réputation en Perse ; mais c’est plutôt un sage, un moraliste, qu’un poète. La fiction, dans ses écrits, sert de parure et non de voile à la vérité ; ce que le lecteur y admire le plus, c’est la pensée, non le style. […] Le livre de Sadi le plus connu en Europe, est le Gulistan ou Jardin des roses, recueil de contes fort courts, d’anecdotes, d’apologues et d’épigrammes en vers ; ces épigrammes sont souvent citées dans la conversation familière, […] Cet auteur est au-dessus de toute comparaison avec les écrivains orientaux, dans les genres dont il s’est spécialement occupé12. »

Le Divan de Goethe, qui a joué un rôle fondamental pour l’introduction de la poésie orientale en Europe, n’est traduit, partiellement, en français qu’en 1835. À moins de savoir l’allemand, les romantiques français ne pouvaient donc aisément lire ce que Goethe y écrit de Saadi :

« Saadi, l’incomparable, fait son entrée dans le vaste monde avec une profusion infinie de détails empiriques dont il sait tirer profit. Il ressent la nécessité de se concentrer, se convainc du devoir d’instruire et c’est ainsi que pour nous, Occidentaux, il a d‘abord été fécond et bénéfique13. »

Mais dès 1828, l’orientaliste Semelet publie en France une édition autographique (utilisant un procédé dérivé de la lithographie) du texte persan du Gulistan. Le journal Le Globe rend compte de cet ouvrage le 3 décembre 1828 dans sa rubrique « Littérature »14, et c’est vraisemblablement dans ces pages que Victor Hugo a trouvé les citations qu’il donne en 1829 dans les Orientales.

Saadi dans Les Orientales de Hugo

Dans Les Orientales, des extraits du Gulistan apparaissent en tête de trois poèmes : « La Captive15 » ; « Les Tronçons du serpent16 » et « Novembre17 » – celui-ci dans une position particulièrement visible puisque c’est le dernier du recueil. Hugo avait d’abord, dans un état antérieur du livre18, prévu de faire figurer trois citations en tête du volume, toutes les trois tirées, comme l’indique Jean-Marc Hovasse, « d’un passage très resserré de la préface du Gulistan, aujourd’hui certainement le plus connu en France grâce aux fameuses “Roses de Saadi” de Marceline Desbordes-Valmore (mais l’épisode transposé par la poétesse n’y apparaît pas). » Voici ce passage, dont la leçon est claire : la sagesse doit préférer les roses durables du savoir et de l’éloquence aux roses passagères du jardin :

« …….. Il arriva par hasard que je passai avec un de mes amis une nuit dans un jardin. C’était un lieu enchanteur, couvert d’arbres charmants…

…….. On entendait dans le verger le chant des oiseaux aussi harmonieux que la poésie.

…… Le lendemain, lorsque l’intention de partir l’eut emporté sur le désir de rester, je vis mon ami qui, ayant rempli sa robe de roses, de basilic, de jacinthes et d’herbes odoriférantes, voulait retourner à la ville. Je lui dis : “La rose du jardin, comme tu le sais, ne dure pas longtemps, et la saison des roses est bientôt écoulée. D’ailleurs, les sages ont dit : Il ne faut point attacher son cœur aux choses passagères.” Mon ami me répondit : “Que ferai-je donc ?” Je lui dis : “Il est en mon pouvoir de composer …… un livre intitulé Jardin de roses, sur les feuilles duquel le vent d’automne n’étendra pas la main, et dont les grâces printanières ne deviendront pas un automne stérile par les révolutions du temps.” […] Aussitôt que j’eus prononcé ces paroles, mon ami jeta les roses qu’il avait dans sa robe, et s’attachant à mon vêtement : L’homme généreux acquitte sa promesse, dit-il. En quelques jours, un ou deux chapitres sur l’élégance de la conversation et la politesse des entretiens tombèrent sur le papier […] En un mot, il y avait encore des roses du jardin, lorsque le jardin de roses fut achevé19. »

Si l’épisode que va reprendre le poème de Desbordes-Valmore n’apparaît pas comme tel, on trouve cependant l’image des roses rapportées dans une robe puis jetées, ou perdues. Le souvenir et l’évocation viennent se substituer aux fleurs même – encore que dans ce passage, la création aille si vite qu’elle permet une brève contemporanéité entre les roses du jardin et les roses de paroles, comme l’indique la dernière phrase. On a donc ici une sorte de noyau narratif et visuel des « Roses de Saadi » que le poème modifiera – soit que Desbordes-Valmore condense ce passage avec une autre séquence, soit qu’elle ait en mémoire une autre traduction ou adaptation, ou encore qu’elle l’infléchisse, involontairement ou délibérément.

Le « français-persan » de Semelet

Semelet procure ensuite en 1834 une traduction commentée du recueil pour introduire les lecteurs français à la compréhension de Saadi et de la poésie persane. Cette traduction complète, littérale et accompagnée de nombreuses notes est destinée surtout à un public orientaliste et elle reste, de l’aveu même du traducteur, d’une lecture difficile. Une note au début du texte prévient ainsi honnêtement « les personnes qui voudraient lire [sa] traduction par agrément ou par curiosité » que plus de la moitié « n’est pas supportable à la simple lecture : c’est du français-persan qui ne peut avoir de prix que pour celui qui explique le Gulistan20 ».

Par son étrangeté même cependant, ce « français-persan » peut provoquer un choc et devenir une source poétique. Voici ce qu’y devient le passage qui inspirera « Les Roses de Saadi » :

« Un certain sage avait enfoncé sa tête dans le collet de la contemplation, et était submergé dans la mer de l’intuition. Alors qu’il revint de cette extase, un de ses camarades lui dit, par manière de plaisanterie : De ce jardin où tu étais, quel don de générosité nous as-tu apporté ? Il répondit : J’avais dans l’esprit que, lorsque j’arriverais au rosier, j’emplirais (de roses) un pan de ma robe, (pour en faire) un cadeau à mes camarades. Lorsque je fus arrivé, l’odeur des roses m’enivra tellement, que le pan de ma robe m’échappa de la main. »

Saadi, une figure de sage populaire

L’anecdote, qui comporte une dimension mystique, a suscité une iconographie dont on ne sait si Desbordes-Valmore avait connaissance. Les illustrations rendent plus tangible le fait que la robe est en cette histoire celle d’un homme, un sage (il est parfois question d’un derviche dans d’autres traductions), qui raconte son expérience en réponse à la question d’un autre homme, un de ses camarades l’interrogeant au sortir d’une extase. C’est l’ivresse provoquée par le parfum des fleurs qui empêche ce sage de conserver les roses recueillies dans un pan de sa robe pour en faire présent à son ami.

Plus on avance dans le siècle, plus circulent des traductions, mais aussi des histoires inspirées plus ou moins librement de Saadi – ainsi dans le Panthéon littéraire, vaste entreprise éditoriale lancée par Émile de Girardin via une société par actions d’une collection de cent volumes, qui voulait mettre une bibliothèque choisie à portée de l’honnête homme du temps21. Le critique A. Calder22 a proposé dans une courte étude pionnière de faire de cette publication une source du poème de Desbordes-Valmore. La série consacre en effet, en 1838, un tome aux Mille et un jours qui reprend, avec des modifications, le recueil publié en 1710-1712 sous ce titre par l’orientaliste Pétis de La Croix23. Après une « Notice sur le Gulistan et la vie de Saadi », on y trouve de nombreux passages du « Jardin des Roses », les pages les plus remarquables venant ici encore de la préface24.

Peu après la séquence qui sera réécrite par Desbordes-Valmore, se situe par exemple cette invocation au rossignol :

« Rossignol ! cesse de nous vanter les chants. Le vrai emblème de l’amour est le moucheron, qui ravi de l’éclat de la lumière va s’embraser lui-même à son feu et laisse la vie sans se plaindre. »

Une telle invocation trouve une forte résonance dans la période romantique où des poètes anglais ont mené dans des poèmes rapidement devenus célèbres25 une critique de la tradition lyrique à travers la mise en scène du rossignol qui en était l’allégorie désormais usée. Et le moucheron qu’elle propose de substituer au rossignol comme un plus juste emblème de l’amour était propre à toucher tout particulièrement Desbordes-Valmore – qui développe tout un éloge du petit dans de nombreux poèmes où elle s’adresse à des mouches, papillons, cigales, éphémères et autres vers luisants, et dont le beau poème tardif « Soir d’été » (Poésies inédites) s’achèvera sur ce vers : « Le moucheron pourrait s’entendre ». Un peu plus tard, Rimbaud célèbrera avec le moucheron l’embrasement du sujet jusqu’à sa dissolution consentie dans Une saison en enfer :

« Oh ! le moucheron enivré à la pissotière de l’auberge, amoureux de la bourrache, et que dissout un rayon26 ! »

Au-delà de ses écrits (dont on voit certains commentateurs mettre en doute la nature proprement poétique), Saadi apparaît aussi comme une figure légendaire, et comme un nom qui entre dans la culture commune du XIXe siècle français. En atteste l’assez longue notice que lui consacre la Biographie universelle27 de Michaud et, dans les années 1840, Saadi paraît présenté surtout de façon morale et politique. L’Histoire de tous les peuples et des révolutions du monde le donne comme « tout à la fois poète et moraliste28 », et ainsi apparaît-il dans le Tour du monde29, ouvrage destiné à la jeunesse, comme dans le Panthéon des martyrs de la liberté30, à la fin du chapitre consacré à la Perse. C’est à cette époque qu’on le voit mentionné pour la première fois explicitement sous la plume de Marceline Desbordes-Valmore, qui l’a peut-être découvert à travers de tels relais.

Marceline Desbordes-Valmore et Saadi

On ignore en effet comment elle a découvert Saadi31. Femme d’origine provinciale et populaire, ayant grandi dans une époque où la scolarisation des filles n’était pas obligatoire, elle n’a reçu dans sa jeunesse ni formation savante, ni même réelle formation scolaire, puisqu’elle a dû quitter la maison familiale en compagnie de sa mère à l’âge de dix ans, en étant très peu allée auparavant à l’école. Elle entre au théâtre presqu’aussitôt, où elle va se construire à travers le répertoire qu’elle joue et entend jouer, grâce aussi à de nombreuses rencontres, une culture personnelle originale et éclectique dont sont nourris ses poèmes. Lectrice des classiques, des contemporains et des auteurs étrangers, elle a pu découvrir Saadi grâce aux fables de La Fontaine32, mais aussi dans des ouvrages de vulgarisation, dans des traductions de l’époque romantique ou encore dans Les Orientales de Victor Hugo, qu’elle admirait.

Il faut souligner que ce n’est pas dans les années 1830 que la référence au poète persan apparaît chez elle. Son recueil Les Pleurs qui, en 1833, sacrifie largement à la vogue romantique des épigraphes, où elle cite des poètes étrangers (Burns, Byron, Moore, Goethe) et français, parmi lesquels Victor Hugo en bonne place, ne mentionne pas Saadi.

Les références explicites surgissent plus tard, en 1848 – en l’état actuel de nos connaissances – dans une lettre à Sainte-Beuve, et dans deux poèmes tous deux publiés pour la première fois dans le recueil posthume de 1860. « Les Roses de Saadi » est le plus célèbre, dont on ignore la date exacte de composition, l’autre poème est « L’Eau douce », dont une version manuscrite porte la date de 1848.

Des critiques toutefois ont proposé de voir des références à Saadi dans des lettres antérieures.

Saadi dans les lettres de Desbordes-Valmore

Lettre à Antoine de Latour, 1837

Dans la série d’articles qu’il a consacrés à la fin de sa vie à Marceline Desbordes-Valmore, Sainte-Beuve attire l’attention sur une lettre de 1837 dans laquelle elle demande au critique Antoine de Latour33 d’intervenir en faveur du poète ouvrier Théodore Lebreton34. Pour ce faire elle recourt, dit Sainte-Beuve, à un « apologue à la manière du poëte persan Saadi, dont elle avait lu quelque chose et que, disait-elle, elle adorait35 ». Voici un passage de cette lettre :

« Monsieur,
Il est dit dans un livre qu’un pauvre oiseau jeté à terre et roulé dans le vent de l’orage fut relevé par une créature charitable et puissante, qui lui remit son aile malade comme eût fait Dieu lui-même ; après quoi, l’oiseau retourna où vont les oiseaux, au ciel et aux orages.
Le guérisseur n’ouït plus parler de lui et dit :
— La reconnaissance, où est-elle ?
Un jour, il entendit frapper vivement à sa fenêtre et l’ouvrit. Dieu lui répondait. L’oiseau lui en ramenait un autre, blessé, traînant son vol et mourant.
Sur quel cœur l’image de la créature qui relève était-elle mieux gravée que sur ce cœur qui semblait absent36 ? »

On note que l’épistolière n’y mentionne pas de source pour la petite fable que Sainte-Beuve rapproche de Saadi, en nous signalant au passage l’intérêt de Desbordes-Valmore pour le poète persan avant l’écriture des « Roses de Saadi ».

En revanche, c’est très explicitement que Desbordes-Valmore compare Sainte-Beuve à Saadi dans une lettre de 1848. Sainte-Beuve était un proche, un ami de la famille et un appui pour la poète – qu’il n’avait découverte qu’assez tardivement, en 183337, mais dont il était devenu un soutien en tant que critique38, mais aussi d’un point de vue plus personnel, et parfois matériel. Il a pendant un temps entretenu une amitié amoureuse avec sa fille aînée, Ondine, au point qu’un mariage semblait envisagé – avant de s’éloigner. Mais pour bien comprendre cette lettre, il faut faire un détour par une lettre antérieure de Desbordes-Valmore à Sainte-Beuve, à propos d’un poème39 de celui-ci, « Maria », dans lequel Calder a proposé de voir une source textuelle des « Roses de Saadi »40.

Lettre à Sainte-Beuve sur son poème « Maria », 1843

« Maria41 », poème narratif, fut publié en 1843 dans la Revue des deux Mondes avant d’être repris en recueil. Marceline Desbordes-Valmore, qui a particulièrement aimé ce texte, écrit à Sainte-Beuve pour lui dire son émotion à sa lecture, et l’enthousiasme qu’il a suscité chez ses enfants : Hippolyte, son aîné qui étudie alors la peinture auprès de Delacroix, se serait même essayé à tracer un portrait de l’héroïne. Ainsi, poursuit l’épistolière qui rêve pour son fils la gloire artistique, « [u]n jour peut-être, Maria apparaîtra au Salon [de peinture]. Mais les violettes… ce parfum de vous, personne ne vous les volera42! ».

Il paraît aujourd’hui assez difficile de comprendre pourquoi « Maria » suscite à ce point leur enthousiasme. Au début de cet assez long poème, Sainte-Beuve célèbre les beautés virginales et les chevelures de jeunes filles, avant de céder la parole à un ami. Celui-ci rapporte dans un récit enchâssé comment, retenu au Portugal pendant la guerre civile, il y a aidé une jeune fille pauvre dont la mère voulait vendre la chevelure, avant de gagner peu à peu leur confiance à toutes deux. S’éveillant à la conscience de sa propre beauté, la jeune fille ne venait jamais le voir sans un bouquet de violettes, dont le parfum est toujours demeuré dans sa mémoire :

« Souvenir odorant, même après des années !
Violettes d’un jour, et que rien n’a fanées ! –
J’ai quitté le pays, j’ai traversé des mers ;
Ce doux parfum me suit parmi d’autres amers43. »

Dans ce « souvenir odorant », Calder pense trouver le motif qui sera repris au dernier vers des « Roses de Saadi », – « Respires-en sur moi l’odorant souvenir  – avec une heureuse inversion lexicale, permettant de passer d’une finale vocalique (odorant) à une finale consonantique suspensive (souvenir).

Mais au-delà de ce groupe nominal frappant pour désigner un phénomène de mémoire sensible à mi-chemin entre Rousseau et Proust, le rapprochement entre les textes ne s’impose guère, et l’on ne trouve ni dans « Maria », ni dans la lettre où Desbordes-Valmore en parle de référence explicite à Saadi. Il y est en revanche question de don, de gratitude et de mémoire. Mais cette lettre à Sainte-Beuve du 25 avril 1843 est par ailleurs suffisamment extraordinaire dans son émotion exaltée, dont l’épistolière a bien conscience (Où vais-je hasarder ce que je vous dis ?), pour qu’on en cite de longs extraits :

« Cette vierge espagnole44 est une des plus belles qui apparaîtra sous le voile de la poésie. Je ne peux pas vous dire ce qui monte au cœur en regardant ce tableau vrai. Inès45, qui ne lit rien, l’a lu cinq fois de ses grands yeux tout ouverts […] Hippolyte, tout silencieux et soupirant dans un coin, vient d’essayer au crayon ce pur miroir des jeunes filles. Un jour peut-être, Maria apparaîtra au Salon. Mais les violettes, mais ce parfum de vous, personne ne vous les volera !
L’article de Léonard46 venant par-dessus m’a fait passer toute une nuit de larmes. Votre mère et nous tous vous cherchions dans des jardins interminables. On vous trouvait. Vous vous mettiez à rire. Votre mère en devenait rouge de tendre colère. Alors vous vous sauviez encore, et une jeune fille, un vaisseau, puis vos mains que je serrais avec indignation pour vous empêcher de partir, car enfin, vous, vous êtes des grands poètes, de ceux dont la muse a plusieurs printemps. […].
L’idée extraordinaire qui m’est venue en apprenant le bouleversement des terres de la Guadeloupe47, c’est que ma mère était désemprisonnée, et je n’ai pu chasser cette joie (dont je demande pardon à Dieu), car l’insupportable de la mort, c’est le sépulcre pour ceux qu’on a tant aimés, c’est l’étouffement des corps après la liberté de l’âme ! Je ne guérirais de cette oppression qu’en mourant. Où vais-je hasarder ce que je vous dis48 ? »

On perçoit là, entre Desbordes-Valmore et Sainte-Beuve, une liberté et une proximité poétique et affective au-delà des conventions.

Lettre à Sainte-Beuve du 22 février 1848

Cinq ans plus tard, c’est encore pour le remercier que Desbordes-Valmore écrit à Sainte-Beuve. La lettre est datée du 22 février 1848, c’est-à-dire du jour où éclate la révolution, et la poète y évoque le « peuple qui passe en criant ». Elle n’indique pas explicitement quelle circonstance suscite cet élan de reconnaissance. Francis Ambrière suppose, avec beaucoup de vraisemblance, que Sainte-Beuve est venu la voir pour lui avancer de l’argent dans une période difficile, Prosper Valmore, au chômage, ne trouvant pas alors de travail. Pour preuve, Ambrière cite une lettre contemporaine d’Ondine qui exprime aussi à Sainte-Beuve une gratitude émue – de façon tout aussi allusive que sa mère :

« Ma mère m’a parlé de votre visite […] J’en ai été si frappée de reconnaissance et de tristesse que je ne vous en dirai rien. Vous comprendrez, n’est-ce pas, ce qui n’a pas de paroles49. »

Sans doute le recours à l’apologue persan a-t-il permis à Marceline Desbordes-Valmore de surmonter cette impossibilité de dire une reconnaissance qui excède les mots, dans la conscience que de cette dette, elle ne saurait de toute façon s’acquitter. C’est la première référence certaine à Saadi sous sa plume :

« Voici ce que je pourrais vous dire, véritable Saadi de nos climats : “j’avais dessein de vous rapporter des roses ; mais j’ai été tellement enivrée de leur odeur délicieuse, qu’elles ont toutes échappé de mon sein.”
Si vous saviez quelle détresse cachée vous venez d’adoucir, vous tressailleriez [sic] dans votre âme d’une joie divine, je tremblais quand vous m’avez quittée. Je n’ai pu vous rien dire. Vous étiez aussi très ému, je le crois, et vous deviez l’être, même ignorant l’étendue de la peine que vous veniez secourir. […]
Ondine, que son père est allé chercher hier soir, n’a pas voulu venir à cause de son devoir.
Cette chère vie absente a d’étranges courages.
Je vous écris dans un tumulte de cœur. Voilà tout le peuple qui passe en criant. Je l’aime bien ! Vous trouver au milieu de moi-même durant ce trouble, c’est une des preuves les plus vraies que je pourrai jamais vous donner que vous m’êtes très cher, et que la reconnaissance est dans la vie qui me reste […] 50 ! »

La construction de la première phrase fait qu’on peut hésiter pour savoir à qui, du je ou du vous, il faut rapporter l’apposition véritable Saadi de nos climats : l’épistolière entend-elle honorer son interlocuteur en le comparant avec un écrivain persan admiré, ou tente-t-elle d’excuser sa propre faiblesse en reconnaissant qu’elle n’a, à l’instar du sage persan, ni mots ni don à la hauteur de la générosité dont il a fait preuve.

On remarque que la citation de Saadi donnée entre guillemets est très proche des traductions contemporaines évoquées plus haut. En revanche, le sens moral que la poète prête à cette référence procède d’une extrapolation assez libre car, on l’a vu, il n’est question chez Saadi ni de dette, ni de remerciement. Mais le sage, tout comme ici l’épistolière, se sent en défaut et tenu de se justifier, puisque c’est l’ivresse qui lui a fait perdre les roses rapportées du jardin merveilleux dont il ne peut ainsi plus faire cadeau à son interlocuteur, à qui il avait eu l’intention de les offrir. Cette reformulation de la fable dans une lettre présente ainsi une étape intermédiaire entre les traductions de Saadi alors en circulation, et le poème qui paraîtra dans le recueil des Poésies inédites, dont elle permet d’éclairer la genèse.

On conçoit que Sainte-Beuve ait gardé cette lettre en mémoire. C’est sans doute appuyé sur son souvenir que, lorsqu’il travaille sur les manuscrits et documents que lui a confiés la famille de la poète après la mort de celle-ci, il croit reconnaître un autre apologue à la manière de Saadi dans la lettre de 1837 à Antoine de Latour. Desbordes-Valmore y exprime en effet pareillement sa gratitude de façon imagée, en faisant de nouveau appel à la générosité du donateur, cette fois dans l’intérêt d’un autre. À l’évidence, Sainte-Beuve associe étroitement Saadi à Desbordes-Valmore – comme elle l’a elle-même invité à le faire, et le poète persan constitue entre eux une référence qui résume une expérience et des valeurs partagées.

Les lettres qu’on vient de citer sont régies par une même logique de la mémoire, du don et de la dette impossible à acquitter, impossible à oublier (qu’on retrouve aussi dans le poème « Maria »). Dans toutes, il est question d’amitié, non d’amour. Cependant les poèmes inspirés par Saadi figurent dans la section « Amour » des Poésies inédites.

Saadi dans les poèmes des Poésies inédites

La place dans le recueil

Cette place dans la première section « Amour » des Poésies inédites a sans doute contribué à inscrire « Les roses de Saadi » dans une tonalité érotique. Les deux poèmes se suivent d’assez près au sein de ce qu’on peut considérer comme une esquisse de cycle oriental qui commencerait juste après le poème liminaire « Une lettre de femme » [1]. Ce cycle qui associe les motifs de l’amour, de l’Orient, du jardin et des roses et dans lequel plusieurs poèmes présentent de nettes parentés lexicales ou thématiques avec « Les Roses de Saadi », se compose ainsi51 :

  • [2] « Jour d’Orient » ;
  • [3] « Allez en paix » (qu’on trouve sous le titre Jour d’Orient dans l’un des albums de Douai) ;
  • [5] « Un cri » (intitulé « Un cri vers l’Orient » dans l’un des albums) ;
  • [7] « Simple oracle » (suite de distiques de tonalité proverbiale qui peuvent être rapprochés de traductions de Saadi, et dont plusieurs évoquent des roses) ;
  • [8] «  Les Roses de Saadi » ;
  • [10] « La Jeune fille et le ramier » (Le soleil sans la pluie ouvrirait-il les roses ?…) ;
  • [11] « L’Entrevue au ruisseau » (Voici ma plus belle ceinture/ Elle embaume encor de mes fleurs./ Prends les parfums et les couleurs,/ Prends tout… Je m’en vais sans parure) ;
  • [13] « L’eau douce » (en épigraphe, figure une citation d’un « poète persan »).

Cette hypothèse d’un projet de regroupement « oriental » en début de recueil est encouragée par certaines variantes de titres présentes dans des manuscrits52 conservés à Douai. Le projet témoignerait une volonté nouvelle chez la poète de composition de son livre, tranchant sur sa manière antérieure. Après les classements génériques (idylles, élégies, romances, poésies diverses…) qu’elle pratiquait à ses débuts, dans ses premiers recueils poétiques jusqu’en 1830, Desbordes-Valmore semble avoir eu très peu le souci de composer. Les livres semblaient rassembler ses poèmes alors disponibles dans un ordre assez arbitraire, tendant tout au plus à donner au début les pièces les plus fortes, relevant d’une mémoire de l’enfance ou d’une poésie amoureuse, en repoussant vers la fin poèmes de circonstance ou poèmes aux enfants. Mais le recueil de 1860 est organisé en sections thématiques53, et il est possible qu’elle ait voulu pousser plus loin le souci de construction, si la vie lui en avait laissé le temps. Alors qu’elle prépare la publication, viennent de paraître, deux grands livres de poèmes dont la composition est particulièrement remarquable, Les Contemplations de Victor Hugo (1856), et Les Fleurs du mal de Baudelaire (1857 pour la première édition), mais on ne sait si son état de santé lui a permis d’en prendre connaissance.

À cet ensemble thématique associant l’amour et l’Orient, on doit sans doute ajouter le poème qui suit immédiatement dans le volume, « La Voix d’un ami » [14], que certains commentateurs considèrent comme inspiré par Sainte-Beuve. Francis Ambrière en veut pour preuve que le critique a reproduit intégralement ce poème dans son article consacré aux Poésies inédites54 paru peu après leur publication. Sainte-Beuve explique qu’il y est question d’un « ami poète » dont l’absence s’était fait remarquer « dans un de ces deuils trop fréquents qui enveloppèrent [les] dernières années55 » de Marceline Desbordes-Valmore. Il faudrait selon Ambrière voir là un aveu de culpabilité, Sainte-Beuve se reprochant de ne pas avoir assisté en 1853, aux funérailles d’Ondine Valmore, qu’il avait pourtant courtisée, mais n’avait pas revue après son mariage, en janvier 1851, avec l’avocat Jacques Langlais. Si on retient cette lecture, la place voulue par Desbordes-Valmore pour ce poème qui viserait Sainte-Beuve sans le dire, juste après « L’Eau douce », dans un recueil dont elle a guidé avant sa mort la composition, confirme l’association qui existe à ses yeux entre Sainte-Beuve et Saadi.

Mais on peut ne pas tenir pour acquise cette identification de l’« ami » car la poète s’est employée ici, comme dans beaucoup d’autres poèmes, à gommer la référence et à rendre toute reconnaissance impossible. Même à risquer une interprétation biographique – avec toutes ses limites –, on peut aussi hésiter à reconnaître le critique des Lundi dans l’évocation émue de cet ami absent dont la voix a le pouvoir de « promener [une] âme au chemin des éclairs » et d’ouvrir « une vie où l’on vivra toujours56 ! ». Il faut cependant se dire que Marceline Desbordes-Valmore, qui vivait dans l’écart par rapport au monde littéraire de son temps, a pu saisir, et parfois faire surgir chez des êtres aimés, comme Sainte-Beuve, ce que peu de ses contemporains étaient à même d’y percevoir. Les lettres qu’on vient d’évoquer l’indiquent suffisamment.

Qu’on y postule ou non la présence dans ce poème d’un référent identifiable, et qu’il s’agisse ou non de Sainte-Beuve, on retrouve en tout cas dans « La voix d’un ami » le motif du don et de la gratitude qui était déjà au centre des lettres précédemment citées. À ceci près que le motif est ici inversé : dans les lettres, celle qui écrit reconnaît que le destinataire lui a apporté une aide si grande qu’elle rend vaine toute expression de gratitude – sauf à oser une nouvelle demande, ou à protester de son dénuement. Dans le poème « La voix d’un ami », c’est au contraire l’ami qui fait défaut, ou plutôt sa voix – non qu’elle défaille, mais parce qu’elle est absente : « Elle manque à ma peine, elle aiderait mes jours. » Ce manque n’empêche pas la mémoire de la voix, bien plutôt il l’avive – et avec elle l’émotion qui affecte le je.

« L’Eau douce »

Un renversement comparable du don en manque s’opère dans « L’eau douce57 ». Cet autre poème inspiré de Saadi porte en épigraphe une citation attribuée à « Un poète persan » : « L’eau qui a rencontré la mer ne retrouve jamais sa première douceur. »

Un des manuscrits autographes connus58 porte cette citation, attribuée cette fois explicitement à Saadi, placée à la fin, et non au début du poème. Trois autres versions59 sont conservées à Douai, dont deux, ayant pour titre « La Vie », sont datées de février 1848. On peut donc considérer comme certain que l’écriture de ce poème est contemporaine de la lettre à Sainte-Beuve où Desbordes-Valmore lui écrit qu’il est un « véritable Saadi de nos climats », et du début de la révolution de 1848.

L’Eau douce

L’eau qui a rencontré la mer ne retrouve
jamais sa première douceur.
Un poète persan.

Pitié de moi ! j’étais l’eau douce ;
Un jour j’ai rencontré la mer ;
À présent j’ai le goût amer,
Quelque part que le vent me pousse.
 
Ah ! qu’il en allait autrement
Quand, légère comme la gaze
Parmi mes bulles de topaze
Je m’agitais joyeusement.
 
Nul bruit n’accostait une oreille
D’un salut plus délicieux
Que mon cristal mélodieux
Dans sa ruisselante merveille.
 
L’oiseau du ciel, sur moi penché,
M’aimait plus que l’eau du nuage,
Quand mon flot, plein de son image,
Lavait son gosier desséché.
 
Le poète errant qui me loue
Disait, un jour qu’il m’a parlé :
« Tu sembles le rire perlé
D’un enfant qui jase et qui joue. »
 
« Moi, je suis l’ardent voyageur,
Incliné sur ta nappe humide,
Qui te jure, ô ruisseau limpide,
De bénir partout ta fraîcheur. »
 
Doux voyageur, si ta mémoire
S’abreuve de mon souvenir,
Bénis Dieu d’avoir pu me boire,
Mais défends-toi de revenir.
 
Mon cristal limpide et sonore
Où s’étalait le cresson vert
Dans les cailloux ne coule encore
Que sourdement, comme l’hiver.
 
L’oiseau dont la soif est trompée
Au nuage a rendu son vol,
Et la plume du rossignol
Dans mon onde n’est plus trempée.
 
Cette onde qui filtrait du ciel
Roulait des clartés sous la mousse…
J’étais bien mieux, j’étais l’eau douce,
Et me voici traînant le sel.

Composé en quatrains d’octosyllabes de rimes embrassées, le poème se lit comme la confession-supplique de l’eau qui parle en première personne, livrant une nostalgie de sa propre douceur et de sa pureté première, qu’elle a perdues depuis qu’elle a « rencontré la mer ».

Certaines variantes pourraient encourager une lecture dans une perspective autobiographique, en suggérant une faute, ou un traumatisme de jeunesse : ainsi lorsque le je évoque « les souillures d’un fol amour » de jeunesse, ou lorsqu’un quatrain commence par « Car la boue est au pied des roses ». Mais la version retenue pour la publication s’en tient à un registre métaphorique, en usant d’un lexique topique de la poésie orientale dans les traductions d’époque, comme la rime gaze/ bulles de topaze aux vers 6 et 7.

La perception de sa complexité presque précieuse est atténuée, lors d’une première lecture, par le rythme alerte des octosyllabes mais, à s’y arrêter plus longuement, le poème s’avère hanté d’une insistante culpabilité. C’est bien ici le je qui fait défaut, et souffre de sa propre défaillance. Altérée par la rencontre de la mer et l’amertume qui en résulte, incapable désormais de désaltérer le poète ou l’oiseau, l’eau-je implore la pitié et demande, de façon plus implicite, le pardon du poète errant, de « l’ardent voyageur » qui but autrefois à sa source et promit alors de ne jamais l’oublier. En proie au sentiment de sa propre trahison, l’eau-je n’exclut pas que le poète voyageur soit resté fidèle à sa propre parole et qu’il ait gardé mémoire de sa limpidité passée. Elle ne peut que le supplier de se tenir, en ce cas, au plus loin de son amertume présente, dans une de ces prières négatives dans lesquelles on pourrait voir une marque de la lyrique amoureuse selon Desbordes-Valmore60.

Si les rôles sont inversés par rapport à « La voix d’un ami », puisque l’eau-je manque (pourrait manquer) à la soif du voyageur, comme la voix de l’ami manque au je dans sa peine, dans les deux poèmes demeure pareillement, avec la mémoire vive, quelque chose d’un pardon61 : demandé par « L’eau douce » – d’autant plus étrangement que nul, si ce n’est elle-même, ne lui fait reproche de son amertume ; implicitement accordé par le je, dans « La voix d’un ami », bien qu’il ne soit pas demandé, puisque l’ami et sa voix manquent.

L’existence de manuscrits multiples et assez raturés témoignent de l’importance de ce poème pour Desbordes-Valmore, et sans doute d’une certaine difficulté d’écriture qui transparaît peu dans la version publiée. Le poète persan apparaît comme les moyen d’aborder un motif obsédant, en mobilisant d’autres codes poétiques que que ceux de la lyrique amoureuse française. En revanche, on ne dispose malheureusement d’aucun manuscrit autographe conservé consultable pour « Les roses de Saadi », pour lequel il ne semble pas y avoir eu de prépublication. Il est l’hypothèse qu’il a été écrit vers la même date que « L’eau douce » et la lettre à Sainte-Beuve de février 1848 – alors que Saadi occupait l’esprit de la poète, semble vraisemblable. Mais on ne dispose d’aucune trace du travail d’écriture qui a produit ce célèbre poème, de composition si savante dans son apparente simplicité.

2. « Les Roses de Saadi » : structure et mouvement

À venir…

 

Notes

↑1. On lira aussi, de Vincent Vivès, « A rose is a rose is a rose (of Saadi) », dans « Marceline Desbordes-Valmore poète », J’écris pourtant n° 4, 2020, p. 87-100.

↑2. Guillaume Apollinaire, « Roses guerrières » (poème envoyé à Lou en septembre 1915, écrit sans doute au mois de mai), dans Lettres à Lou, « L’imaginaire », Gallimard, éd. Michel Décaudin et Laurence Campa, 2017 [1990], p. 393-394. Plusieurs éléments donnent à penser que le poète pense bien à Marceline Desbordes-Valmore. Sur ce poème et sa réécriture sous le titre « Fête » dans Calligrammes (1918), on lira d’Alain Chevrier, « Apollinaire et « Les roses de Saadi », dans J’écris pourtant n° 3, 2019, p. 111-121.

↑3. Je remercie Jean-Pierre Ferrini, dont le savoir et les indications ont nourri cette lecture ; ainsi que Maryam Sharif, membre de la SEMDV, qui enseigne le français à l’université Kharazmi de Téhéran.

↑4. Pour une découverte de la poésie iranienne, et de Saadi, on pourra lire, de Jean-Pierre Ferrini, Le Grand poème de l’Iran, Le Temps qu’il fait, 2016, p. 141 et suiv. ; sur Saadi, l’étude de Henri Massé, Essai sur le poète Saadi, Geuthner, 1919.

Sur la réception en France : Adel Khanyabnejad, Saadi et son œuvre dans la littérature française du XVIIe siècle à nos jours, Thèse, Paris II, 2009, consultable sur HAL archives ouvertes.

↑5. Gulistan ou l’Empire des Roses, composé par Sadi, prince des poètes turcs et persans, traduit en français par André Du Ryer, sieur de Malezair, Paris, A. de Sommaville, 1634.

↑6. Voir plus loin quelques traductions citées, note 12.

↑7. Le Boustan de Sadi, texte persan, avec un commentaire persan, publié… par Ch. H. [Charles-Henri] Graf, Vienne, Imprimerie Impériale, 1858 ; Le Boustan, poème persan de Sé’édi, traduit de l’original par J. B. Nicolas, première partie, Paris, 1869 ; Le Boustan ou Verger, poème persan de Saadi, traduit pour la première fois en français, avec une introduction et des notes, par A. C. Barbier de Meynard, Paris, E. Leroux, 1880.

↑8. Le Jardin des Roses, traduit par Franz Toussaint, préface de la Comtesse de Noailles, Paris, A. Fayard, 1913. Toussaint donnera aussi Jardin des Fruits, en 1913 ; Le Jardin des roses et des fruits, toujours avec une préface de la Comtesse de Noailles, et orné de compositions dessinées et gravées par André Deslignères, Paris, C. Aveline, 1927.

↑9. On trouve aussi d’autres transcriptions de ce mot : Golistan, Golestȃn

↑10. La Fontaine, Fables, XI, 4, 1678.

↑11. Voir note 7. Signalons aussi, plus tardivement, Gulistan : Le Jardin des Roses de Saadi, Texte intégral du Gulistan, Nouvelle version française, avec introduction et nombreuses notes, par Pierre Seghers, Éditions Seghers, Paris, 1976.

↑12. Revue britannique, ou Choix d’articles traduits des meilleurs écrits périodiques de la Grande-Bretagne […], Année 1827-11.

↑13. Goethe, Divan d’Orient et d’Occident, traduction, introduction et notes de Laurent Cassagnau, Les Belles Lettres, « Bibliothèque allemande », 2012, p. 186.

↑14. « Le Parterre de fleurs du cheikh Moslih-Eddin Sadi de Chiraz. Édition autographique », Le Globe, 3 décembre 1828, p. 873-874. Voir Jean-Marc Hovasse, « Hugo persan », Communication du 9 juin 2017, site du Groupe Hugo : http://groupugo.div.jussieu.fr/Groupugo/17-06-09hovasse.htm#_ftn9.

↑15. Victor Hugo, Les Orientales (1829), dans Œuvres complètes, sous la dir. de Jean Massin, t. III, p. 532 : « On entendait le chant des oiseaux aussi harmonieux que la poésie ».

↑16. Id., p. 561 : « D’ailleurs les sages ont dit : Il ne faut point attacher son cœur aux choses passagères. Sadi, Gulistan. »

↑17. Id., p. 603 : « Je lui dis : la rose du jardin, comme tu sais, dure peu ; et la saison des roses est bien vite écoulée. Sadi ».

↑18. Id., « Présentation », p. 494. Henri Meschonnic date cette préface de fin 1828, et suggère que les citations en tête du livre (notamment celle qui n’est pas reprise ensuite en tête d’un poème) ont été supprimées parce qu’elles rendaient la « leçon » trop explicite, et que le recueil suivant (Les Feuilles d’automne) se trouvait trop visiblement annoncé.

↑19. « Le Parterre de fleurs du cheikh Moslih-Eddin Sadi de Chiraz. Édition autographique, publiée par M. N. Semelet. », dans Le Globe, 3 décembre 1828, p. 874. (Les suites de points signalant des coupes qui ne figurent pas entre crochets sont dans le texte original).

↑20. Semelet, Gulistan ou le parterre de fleurs, du Cheikh Moslih-Eddin Sadi de Chiraz, Paris, 1834, p. 22.

↑21. Le projet associe Émile de Girardin avec le libraire-éditeur Auguste Desrez et Jean-Alexandre Buchon. Les volumes in-4 jésus vélin, sont imprimés sur 2 colonnes en gros caractères. Voir le site Bibliomab : http://bibliomab.wordpress.com/2013/04/23/le-pantheon-litteraire-collection-des-chefs-doeuvre-de-lesprit-humain/, consulté le 28 avril 2018.

↑22. A. Calder, « Notes on the Meaning and Form of Marceline Desbordes-Valmore’s “Les Roses de Saadi” », The Modern Language Review, Cambridge Vol. 70, N° 1, (Jan 1, 1975) : 71.

↑23. Les Mille et un jours, contes persans traduits en françois par M. Pétis de Lacroix, Paris, Vve Ricoeur, 1710-1712, 5 vol. Pétis de La Croix présente comme « traduit » du derviche Moclès ce recueil, clairement conçu pour faire pendant aux Mille et une nuits dans une période de grande vogue du conte oriental. Plusieurs réimpressions et rééditions paraissent au XVIIIe (1729, 1732, 1766, 1785), et au début du XIXe siècle (1826).

↑24. Les Mille et un jours : contes persans, traduits en français par Pétis de La Croix, suivis de plusieurs autres espèces de contes traduits des langues orientales, Nouvelle édition accompagnée de notes et de notices historiques par A. Loiseleur Deslongchamps, publiée sous la direction de M. Aimé Martin, A. Desrez, Paris, 1838, p. 554 et sq. 

↑25. Coleridge, « The Nightingale. A conversation Poem » (1798) ; Wordsworth, O Nightingale ! Thou surely art… (1807) ; Keats, « Ode to a Nightingale » (1819).

↑26. Rimbaud, Une saison en enfer, « Délires II. Alchimie du verbe », dans Œuvres complètes, Pléiade, 2009, p. 266.

↑27. Biographie universelle ancienne et moderne : histoire par ordre alphabétique de la vie publique et privée de tous les hommes…. de Michaud ; ouvrage rédigé par une société de gens de lettres et de savants, chez Thoisnier Desplaces (Paris) puis F. A. Brockaus et Mme C. Desplaces, 1843-18.. , t. XXXVII, Leipzig.

↑28.  Histoire de tous les peuples et des révolutions du monde, par MM. Saint-Prosper, de Saurigny, Duponchel et al., Paris, E. Penaud et Cie, puis E. et V. Penaud frères, 1846-1850, Tome 2, 1847, p. 232-234.

↑29. Le Tour du monde, ou Une fleur de chaque pays, souvenirs historiques, caractères, types nationaux, curiosités naturelles… etc., par J.-B.-J. Champagnac, P.-C. Lehuby, 1848.

↑30. Panthéon des martyrs de la liberté, ou Histoire des révolutions politiques et des personnages qui se sont dévoués pour le bien et la liberté des nations, par Lucien Bessières, chez E. et V. Penaud frères, 1848.

↑31. Sur ce sujet, on lira en anglais l’étude récente d’Adrianna M. Paliyenko :« Between Poetic Cultures: Ancient Sources of the Asian “Orient” in Marceline Desbordes-Valmore and Louise Ackermann », L’Esprit Créateur, Vol. 56, N° 3, JHU Press, Automne 2016, p. 14-27, http://doi.org/10.1353/esp.2016.0026 .

↑32. La plupart des éditions de La Fontaine aux XVIIIe et XIXe siècles signalent en note Saadi comme source du « Songe d’un habitant du Mogol ». Ainsi l’édition illustrée par Granville qui paraît en 3 volumes, Paris, chez H. Fournier, en 1838-1840. Cette fable figure au t. II, p. 175-176, et ne donne pas lieu à illustration.

↑33. Antoine Tenant de Latour (1808-1881), homme de lettres, critique, traducteur de l’espagnol et de l’italien, précepteur du duc de Montpensier, a été un conseiller critique amical de Marceline Desbordes-Valmore, qui lui a dédié son long poème sur la répression de la révolte des ouvriers lyonnais en 1834 (« À Monsieur A. L. »).

↑34. Théodore Lebreton (1803-1883). Il est ici question de son recueil Heures de repos d’un ouvrier, Rouen, E. Le Grand, 1837.

↑35. C.-A. Sainte-Beuve, Madame Desbordes-Valmore : sa vie et sa correspondance, Michel-Lévy frères, 1870, p. 129. Les articles d’abord publiés dans le journal Le Temps ont très vite été repris en volume, et sont cités d’après cette édition.

↑36. C.-A. Sainte-Beuve, Op. cit., p. 132-133.

↑37. Sur Sainte-Beuve et Desbordes-Valmore, voir J’écris pourtant n° 1, p. 32-37.

↑38. Sainte-Beuve présente notamment en 1842 un choix de Poésies de Desbordes-Valmore chez Charpentier, qui va contribuer à la faire lire plus largement – mais aussi imposer une vision critique durable de la poète.

↑39. Rappelons que Sainte-Beuve a commencé sa carrière littéraire comme poète, avec Vie, Poésies et Pensées de Joseph Delorme, en 1829, recueil dans lequel Baudelaire verra plus tard « les Fleurs du mal de la veille » (à SAINTE-BEUVE, 15 MARS 1865)..

↑40. A. Calder, op. cit. note 21.

↑41. Sainte-Beuve, « Maria », Revue des deux mondes, 1843. Le poème de 136 vers sera repris sans dédicace, intégré dans Pensées d’août, dans l’édition de 1845 des Poésies complètes de Sainte-Beuve chez Charpentier.

↑42. Marceline Desbordes-Valmore, lettre à Sainte-Beuve du 25 avril 1843, dans Vicomte de Spoelberch de Lovenjoul, Sainte-Beuve inconnu, Paris, Plon, 1901, p. 208-209.

↑43. Sainte-Beuve, « Maria », éd. cit., p. 306, je souligne. L’allusion à la guerre civile au Portugal (1828-1834) pousse à situer l’épisode raconté dans la période romantique alors, en 1843, en train de s’éloigner, si ce n’est révolue. Le phénomène de persistance du passé malgré l’éloignement, qui fait l’objet du récit, se vérifie donc aussi dans la remémoration poétique..

↑44. Lapsus ? (’histoire se situe au Portugal…), ou indication d’une lecture fiévreuse plus attentive à certains détails, qu’à d’autres.

↑45. La deuxième fille des Valmore, alors âgée de dix-sept ans, qui mourra de tuberculose en 1846.

↑46. Nicolas-Germain Léonard (1744-1793), poète français né à la Guadeloupe et mort à Nantes. En lui consacrant un article, Sainte-Beuve témoigne de sa sympathie pour la Guadeloupe (voir note suivante).

↑47. Un important séisme dont l’épicentre se trouvait à l’Est de la Guadeloupe avait fait aux Antilles plusieurs milliers de morts le 8 février 1843. Un mouvement de sympathie et de solidarité se développe en métropole, dont participe l’article de Sainte-Beuve. Rappelons que Catherine Desbordes, la mère de la poète, est morte de la fièvre jaune à la Guadeloupe en mai 1802. Sa fille alors âgée de 16 ans a dû rentrer seule en France.

↑48. Lettre publiée dans Spoelberch de Lovenjoul, Sainte-Beuve inconnu, Paris, Librairie Plon, 1901 (Lettre X, p. 208) ; puis dans Sainte-Beuve, Correspondance générale, Tome cinquième, par Jean Bonnerot, Éditions Stock Delamain et Boutelleau, 1947.

↑49. Cité par Francis Ambrière, Le Siècle des Valmore, Seuil, 1987, t. II, p. 223.

↑50. Spoelberch de Lovenjoul, Sainte-Beuve inconnu, Paris, Librairie Plon, 1901, lettre XIX, p. 227-229.

↑51. La numérotation proposée suit l’ordre du recueil, où les poèmes ne sont pas numérotés.

↑52. Notamment le manuscrit 1063-4, qui regroupe un ensemble de textes de composition différente, mais dont plusieurs sont liés au motif de l’Orient, et en reprenant à deux reprises une sorte de sous-titre « Aux jours d’Orient ».

↑53. Il faut rappeler que malade, et alitée dans les derniers mois, Desbordes-Valmore a été aidée dans l’élaboration du volume par son mari et son fils. On peut vraisemblablement considérer que la construction d’ensemble du recueil, et l’ordre des poèmes au sein de chaque section, notamment dans la première, obéissent pour large part à sa volonté.

↑54. Publié dès le 13 août 1860 dans Le Moniteur universel, repris dans les Causeries du lundi, XIV, p. 411-412. Le recueil avait paru le 23 juillet, un an après la mort de Marceline Desbordes-Valmore.

↑55. Ambrière, Le Siècle des Valmore, t. II, p. 381. Ces deuils évoquent en particulier la mort des deux filles de la poète, Inès en 1846, Ondine en 1853. L’autre hypothèse serait qu’il faut voir Latouche dans cet « ami ».

↑56. On peut penser plutôt à Hyacinthe de Latouche, dont la voix avait un charme prenant selon différents témoignages, dont celui de George Sand. Mais Marceline Desbordes-Valmore l’a tant aimé, et la tradition critique en a tant fait LE destinataire de ses poèmes d’amour qu’on n’est guère porté à le reconnaître sous le titre d’ami.

↑57. Marceline Desbordes-Valmore, « L’Eau douce », Poésies inédites, Genève, Gustave Révilliod, Impr. de Fick, p. 21.

↑58. Marceline Desbordes-Valmore 1786-1859. Exposition organisée pour le centenaire de sa mort, Paris, 1959, n° 227, p. 53. Le manuscrit venait de la collection de M. Georges Heilbrun.

↑59. Elles figurent sous les cotes :

  • Ms1063-3 f.4r : après une citation en épigraphe d’un « Poète persan », sous le titre « La vie », une version assez différente de la version publiée. 4 pages, la quatrième portant deux quatrains mis au net par Hippolyte. Au bas de la troisième page, est indiquée la date de « février 1848 ».
  • Ms1506-44 : mêmes titres, épigraphe et indication de date. Des variantes et corrections différentes.
  • Ms1792-112 : sans titre, sans épigraphe, quatre quatrains suivis d’une ligne de tirets qui suggère l’existence d’une suite, et d’une signature – copie destinée à quelqu’un ?

↑60. N’écris pas, dans « Les séparés », Une lettre de femme…

↑61. On ne propose pas pour autant de dater de façon certaine les deux poèmes comme contemporains pour l’écriture. « L’eau douce » date de février 1848 ; « La Voix d’un ami », si on retient une lecture biographique, serait à situer après la mort de Latouche, en 1851, si on songe à la voix de celui-ci ; ou après l’absence de Sainte-Beuve aux obsèques d’Ondine (1853), si on suit la lecture d’Ambrière.