Élégies, Marie et romances, par Mme Marceline Desbordes, Paris, François Louis, 1819.

Élégies, Marie et romances, par Mme Marceline Desbordes, Paris, François Louis, 1819 (texte intégral sur Wikisource).


 

ÉLÉGIES,
MARIE,
ET
ROMANCES.

Par  Mme. MARCELINE DESBORDES.
Desbordes-Valmore - Élégies, Marie et romances (page 11 crop).jpg
À PARIS,
CHEZ FRANÇOIS LOUIS, LIBRAIRE,
Rue Hautefeuille, N°. 10.
_____
1819.
 
 

L’ARBRISSEAU.

À MONSIEUR ALIBERT[1].

 

La tristesse est rêveuse… et je rêve souvent !
La nature m’y porte, on lui cède sans peine :
Je rêve au bruit si doux de l’eau qui se promène,
Au murmure du saule agité par le vent.
J’écoute !… un souvenir répond à ma tristesse :
Un autre souvenir s’éveille dans mon cœur :
Chaque objet me pénètre, et répand sa couleur
Sur le sentiment qui m’oppresse.
Ainsi le nuage s’enfuit,
Pressé par un autre nuage :

Ainsi le flot fuit le rivage,
Cédant au flot qui le poursuit.
J’ai vu languir, au fond de la vallée,
Un Arbrisseau flétri par le malheur ;
L’Aurore se levait sans éclairer sa fleur ;
Et pour lui la nature était sombre et voilée ;
Ses printemps ignorés s’écoulaient dans la nuit.
L’Amour, jamais d’une fraîche guirlande
À ses rameaux n’avait laissé l’offrande :
Il fait froid aux lieux qu’Amour fuit !
L’ombre humide éteignait sa force languissante,
Son front pour s’élever faisait un vain effort :
Un éternel hiver, une eau triste et dormante
Jusque dans sa racine allait porter la mort.
« Hélas ! faut-il mourir sans connaître la vie !
» Disait-il, courbant ses rameaux.
» Je n’atteindrai jamais de ces arbres si beaux
» La couronne verte et fleurie !
» Ils dominent au loin sur les champs d’alentour :
» On dit que le soleil dore leur beau feuillage ;
» Tandis que moi, sous leur épais ombrage,
» Je devine à peine le jour !
» Quelle triste influence

» A préparé ma chute auprès de ma naissance ?
» Bientôt, hélas ! je ne dois plus gémir !
» Déjà ma feuille a cessé de frémir !…
» Je meurs ! je meurs ! » Ce douloureux murmure
Toucha le Dieu protecteur du vallon :
C’était le temps où le noir aquilon
Laisse en fuyant respirer la nature.
« Non ! dit le Dieu : Qu’un souffle de chaleur
» Pénètre au sein de ta tige glacée :
» Ta vie heureuse est enfin commencée ;
» Relève-toi ! j’ai ranimé ta fleur.
» Je te consacre aux nymphes des bocages ;
» À mes lauriers tes rameaux vont s’unir ;
» Et j’irai, sous ton ombre, à l’abri des orages,
» Chercher un souvenir. »
L’Arbrisseau, faible encor, tressaillit d’espérance ;
Dans le pressentiment il goûta l’existence :
Comme l’aveugle-né, saisi d’un doux transport,
Voit fuir sa longue nuit, image de la mort,
Quand une main divine entr’ouvre sa paupière,
Et conduit à son ame un rayon de lumière ;
L’air qu’il respire alors est un bienfait nouveau ;
Il est plus pur !… il vient d’un ciel si beau !
L’Arbrisseau, couronné de fleurs et de verdure,
Offre au Dieu du vallon sa première parure ;
Elle obtient une place au pied de ses autels :
Les plus simples parfums plaisent aux Immortels.

MmeDesbordes.
 
  1.  Docteur-médecin.

 

ÉLÉGIES.


L’INQUIÉTUDE.

Qu’est-ce donc qui me trouble et qu’est-ce que j’attends ?
Je suis triste à la ville, et m’ennuie au village ;
Les plaisirs de mon âge
Ne peuvent me sauver de la longueur du temps.
Autrefois l’amitié, les charmes de l’étude,
Remplissaient sans efforts mes paisibles loisirs :
Ô quel est donc l’objet de mes vagues désirs ?
Je l’ignore, et le cherche avec inquiétude.
Si pour moi le bonheur n’était pas la gaîté,
Je ne le trouve plus dans ma mélancolie ;
Mais si je crains les pleurs autant que la folie,
Où trouver la félicité ?
Et vous qui me rendiez heureuse,
Avez-vous résolu de me fuir sans retour ?
Répondez, ma raison ;… incertaine et trompeuse,
M’abandonnerez-vous au pouvoir de l’Amour !…
Hélas ! voilà le nom que je tremblais d’entendre :
Mais l’effroi qu’il inspire est un effroi si doux…
Raison ! vous n’avez plus de secret à m’apprendre,
Et ce nom, je le sens, m’en a dit plus que vous.


L’ADIEU DU SOIR.

Dieu ! qu’il est tard !… quelle surprise !
Le temps a fui comme un éclair !
Douze fois l’heure a frappé l’air,
Et près de toi je suis encore assise ;
Et, loin de pressentir le moment du sommeil,
Je croyais voir encore un rayon de soleil.
Se peut-il que déjà l’oiseau dorme au bocage !
Ah ! pour dormir, il fait si beau !
Les étoiles en feu brillent dans le ruisseau,
Et le ciel n’a pas un nuage :
On dirait que c’est pour l’Amour
Qu’une si belle nuit a remplacé le jour.
Mais il le faut, regagne ta chaumière ;
Garde-toi d’éveiller notre chien endormi :
Il méconnaîtrait son ami,
Et de mon imprudence il instruirait ma mère.
Tu ne me réponds pas ; tu détournes les yeux.
Hélas ! tu veux en vain me cacher ta tristesse,
Tout ce qui manque à ta tendresse
Ne manque-t-il pas à mes vœux ?…
De te quitter donne-moi le courage ;

Écoute la raison, va-t-en, laisse ma main !
Il est minuit, tout repose au village,
Et nous voilà presqu’à demain !
Écoute ! si le soir nous cause un mal extrême,
Bientôt le jour saura nous réunir ;
Et le bonheur du souvenir
Va se confondre encore avec le bonheur même.
Mais, je le sens, j’ai beau compter sur ton retour,
En te disant adieu chaque soir je soupire ;
Ah ! puissions-nous bientôt désaprendre à le dire !
Ce mot, ce triste mot n’est pas fait pour l’Amour.


L’ORAGE.

Oh ! quelle accablante chaleur !
On dirait que le ciel va toucher la montagne :
Vois ce nuage en feu qui rougit la campagne ;
Quels éclairs ! quel bruit sourd !… ne t’en va pas, j’ai peur !
Les cris aigus de l’hirondelle
Annoncent le danger qui règne autour de nous ;
Son amant effrayé la poursuit et l’appelle :
Pauvres petits oiseaux ! vous retrouverez-vous !
Reste, mon bien aimé, reste, je t’en conjure ;
Le ciel va s’entr’ouvrir :
De l’orage, sans moi tu veux braver l’injure ;
Cruel ! en me quittant, tu me verrais mourir.
Ce nuage embrasé qui promène la foudre,
Vois-tu bien, s’il éclate, il te réduit en poudre !…
Encourage mon cœur, il palpite pour toi…
Ta main tremble, Olivier ! as-tu peur comme moi ?
Tu t’éloignes… tu crains un danger que j’ignore :
En est-il un plus grand que d’exposer tes jours ?
Je donnerais pour toi ma vie et nos amours ;
Si j’avais d’autres biens, tu les aurais encore.
En cédant à tes vœux, j’ai trahi mon devoir ;
Mais, ne m’en punis pas ! Elle est loin ta chaumière !
Pour nous parler d’amour, tu demandais le soir…
Eh bien ! pour te sauver, prends la nuit toute entière.
Mais ne m’en parle plus de ce cruel amour ;
Je vais l’offrir à Dieu, dans ma tristesse extrême :
C’est en priant pour ce que j’aime,
Que j’attendrai le jour.
Sur nos champs inondés tourne un moment la vue.
Réponds ! malgré mes pleurs, veux-tu partir encor ?
Méchant, ne souris plus de me voir trop émue ;
Peut-on ne pas trembler en quittant son trésor ?
Je vais me réunir à ma sœur endormie :
Adieu ! laisse gronder et gémir l’aquilon ;
Quand il aura cessé d’attrister le vallon,
Tu pourras t’éloigner du toit de ton amie.
Mais quel nouveau malheur ! qu’allons-nous devenir ?
N’entends-tu pas la voix de mon vieux père ?
Ne vois-tu pas une faible lumière ?…
De ce côté, Dieu ! s’il allait venir ?
Pour une faute, Olivier, que d’allarmes !
Laisse-moi seule au moins supporter son courroux,
Puis tu viendras embrasser ses genoux,
Quand je l’aurai désarmé par mes larmes.
Non ! la porte entr’ouverte a causé ma frayeur :
On tremble au moindre bruit lorsque l’on est coupable.
Laisse-moi respirer du trouble qui m’accable,
Laisse-moi retrouver mon cœur !
Séparons-nous, je suis trop attendrie :
Sur ce cœur agité ne pose plus ta main.
Va ! si le ciel entend ma prière chérie,
Il sera plus heureux et plus calme demain.
Demain, au point du jour, j’irai trouver mon père ;
Sa bonté préviendra mes timides aveux ;
De nos tendres amours pardonnant le mystère,
Il ne t’appellera que pour combler tes vœux…
Déjà le vent rapide emporte le nuage ;
La lune nous ramène un doux rayon d’espoir.
Adieu ! je ne crains plus d’oublier mon devoir ;
Ô mon cher Olivier ! j’ai trop peur de l’orage.


LE CONCERT.

Quelle soirée ! ô Dieu ! que j’ai souffert !
Dans un trouble charmant je suivais l’Espérance ;
Elle enchantait pour moi les apprêts du concert ;
Et je devais y pleurer ton absence !
Dans la foule, cent fois j’ai cru t’apercevoir ;
Mes vœux toujours trahis n’embrassaient que ton ombre ;
L’Amour me la laissait doucement entrevoir,
Pour l’entraîner bientôt vers le lieu le plus sombre.
Séduite par mon cœur toujours plus agité,
Je voyais dans le vague errer ta douce image,
Comme un astre chéri qu’enveloppe un nuage,
Par des rayons douteux perce l’obscurité.
Pour la première fois insensible à tes charmes,
Art d’Orphée ! art du cœur, j’ai méconnu ta loi :
J’étais toute à l’Amour, lui seul régnait sur moi,
Et le cruel faisait couler mes larmes !
D’un chant divin goûte-t-on la douceur,
Lorsqu’on attend la voix de celui que l’on aime ?…
Je craignais ton charme suprême,
Il nourrissait trop ma langueur ;
Les sons d’une harpe plaintive,

En frappant sur mon sein, le faisaient tressaillir ;
Ils fatiguaient mon oreille attentive,
Et je me sentais défaillir…
Que faisais-tu, mon idole chérie,
Quand ton absence éternisait le jour ?
Quand je donnais tout mon être à l’amour,
M’as-tu donné ta rêverie ?
As-tu gémi de la longueur du temps ?
D’un soir… d’un siècle écoulé pour attendre ?
Non ! son poids douloureux accable le plus tendre ;
Seule, j’en ai compté les heures, les instans !
J’ai langui sans bonheur, de moi-même arrachée ;
Et toi ! tu ne m’as point cherchée !…
Mais quoi ! l’impatience a soulevé mon sein,
Et, lasse de rougir de ma tendre infortune,
Je me dérobe à ce bruyant essaim
Des papillons du soir, dont l’hommage importune.
L’heure aujourd’hui si lente à s’écouler pour moi,
Ne marche pas encore avec plus de vîtesse ;
Mais je suis seule, au moins, seule avec ma tristesse,
Et je trace, en rêvant, cette lettre pour toi…
Pour toi que j’espérais, que j’accuse, que j’aime !
Pour toi, mon seul désir, mon tourment, mon bonheur !
Mais je ne veux la livrer qu’à toi-même,
Et tu la liras sur mon cœur !


PRIÈRE AUX MUSES.

Votre empire a troublé mon bonheur le plus doux.
Muses ! rendez-moi ce que j’aime !
L’Amour était son maître, et son maître suprême ;
Il n’en a plus d’autre que vous.
Ce n’est plus pour moi qu’il délire ;
Il a banni mon nom de ses écrits touchans :
Ô Muses ! loin de lui sourire,
Par pitié pour l’Amour, n’écoutez plus ses chants !
Cette fièvre qui le dévore,
En rêvant, le transporte à vos divins concerts ;
Et, doucement pressé sur le cœur qui l’adore,
Je l’entends murmurer des vers.
Que cherche-t-il ? Est-ce la gloire ?
Il la plaçait dans mon amour :
Les aveux d’un tendre retour
Étaient sa plus douce victoire.
Pensive et seule au rendez-vous,
Que devient sa jeune maîtresse ?
Elle est muette en sa tristesse,
Quand l’ingrat chante à vos genoux !

Que sert de lui donner ma vie,
S’il est heureux sans moi ?
Que deviendra l’amour dans mon ame asservie,
Si, pour vous suivre, il échappe à sa loi ?
Cette loi si simple, si tendre,
Quand je l’apprenais dans ses yeux,
Ses yeux alors me la faisaient comprendre
Bien mieux qu’Ovide en ses chants amoureux !
Sans définir l’amour, notre ame le devine :
L’art n’apprend pas le sentiment…
Il est gravé pour moi, par une main divine,
Dans le regard de mon amant !
Où donc est-il ce regard plein d’ivresse ?
Il brûle encor, mais c’est d’une autre ardeur !
J’ai donné toute ma tendresse.
Cœur partagé peut-il payer mon cœur ?…
Mais si d’une brillante et trompeuse chimère
L’ambitieux est épris pour jamais ;
Si vous rejetez ma prière,
Muses ! qu’il soit heureux, du moins par vos bienfaits !
Heureux sans moi !… je fuirai son exemple ;
Trop faible en le suivant, je pourrais m’égarer ;
Livrez-lui vos trésors, ouvrez-lui votre temple,
À celui de l’Amour, seule, j’irai pleurer.
L’obscurité que le sort me destine,
M’éloigne d’un mortel ivre de vos faveurs…

Eh bien ! j’irai l’attendre au pied de la colline
Qu’il gravira par un sentier de fleurs.
Si quelquefois la romance attristée
Peint mon ennui, le trouble de mes sens ;
Inspirée au village, elle y sera chantée ;
Et les bergers naïfs rediront mes accens.
Adieu, Muses ! la gloire est trop peu pour mon ame ;
L’amour sera ma seule erreur ;
Et pour la peindre en traits de flamme,
Je n’ai besoin que de mon cœur !


L’IMPRUDENCE.

Comme une fleur, méchamment effeuillée,
Pâlit, tombe et s’efface une brillante erreur.
Ivre de toi, je rêvais le bonheur,
Je rêvais !… tu m’as éveillée !
Que ce réveil va me coûter de pleurs !
Dans le sein de l’Amour pourrai-je les répandre ?
Il m’enchaînait à toi par des liens de fleurs ;
Tu me forces à les lui rendre.
Un seul mot à nos yeux découvre l’avenir ;
Un reproche souvent attriste l’espérance…
Hélas ! s’il faut rougir d’une tendre imprudence,
Toi, qui la partageas, devais-tu m’en punir ?
Loin de moi, va chercher un plus doux esclavage.
Va ! j’ai voulu, peut-être, assurer ton bonheur :
Eh bien ! pour t’en venger, tu m’as rendu mon cœur,
Et tu me l’as rendu brûlant de ton image !
Je le reprends ce cœur blessé par toi ;
Ne me reproche plus ma folle imprévoyance ;
Je lui dois ton indifférence,
Que te faut-il encor pour te venger de moi ?

 

 
Desenne.del. Johannot.sc.  
Me voici devant la chapelle
Où mon cœur sans détour jura ses premiers vœux…
 

LE RETOUR AUX CHAMPS.

Que ce lieu me semble attristé !
Tout a changé dans la nature :
Le printemps n’a plus de verdure,
Le bocage est désenchanté !
Autrefois, l’onde fugitive
Arrosait, en courant, les cailloux et les fleurs :
Je ne vois qu’un roseau languissant sur la rive,
Et mes yeux se couvrent de pleurs !…
Hélas ! on a changé ta course,
Ruisseau ! de l’inconstance on te fait une loi ;
Et je n’espère plus retrouver à ta source
Les sermens emportés par toi.
Ah ! si pour rafraîchir une ame désolée
Il suffit d’un doux souvenir,
Ruisseau, pour ranimer l’herbe de la vallée,
Parfois n’y peux-tu revenir ?…
J’entends du vieux berger la plaintive musette ;
Mais qu’est devenu le troupeau ?
Sous l’empire de sa houlette
Il n’a plus même un innocent agneau.
Tout en rêvant il gravit la montagne ;

Il traîne avec effort son âge et son ennui :
Les moutons ont quitté la stérile campagne,
Le chien est resté près de lui.
Mais que sa peine est facile et légère !
Du bonheur qui n’est plus il n’a point à rougir :
Sans trouble, sur un lit de mousse ou de fougère,
Quand la nuit vient, il peut dormir.
Que de riches pasteurs lui porteraient envie !
Combien voudraient donner les plus nombreux troupeaux,
La houlette, la bergerie,
Pour une nuit d’un doux repos !
Et moi, d’amis aussi je fus environnée ;
Mon avenir alors était brillant et sûr :
Vieux berger, comme toi je suis abandonnée ;
Le songe est dissipé… mais le réveil est pur.
Me voici devant la chapelle
Où mon cœur sans détour jura ses premiers vœux :
Déjà mon cœur n’est plus heureux ;
Mais à ses vœux trahis il est encor fidèle.
J’y déposai, l’autre printemps,
Une fraîche couronne, aujourd’hui desséchée…
Cette chapelle, hélas ! dans les ronces cachée,
N’est-elle plus l’amour des simples habitans ?
Seule, j’y ferai ma prière :
Mon sort, je le sais trop, me défend d’espérer :
Eh bien ! sans espérance, à genoux sur la pierre,
J’aurai du moins la douceur de pleurer.


LE RUBAN.

Cette couleur, autrefois adorée,
Ne doit plus être ma couleur ;
Elle blesse mes yeux, elle attriste mon cœur,
En retraçant l’espoir qui m’avait égarée.
Pour un objet plus frivole que moi,
Reprenez ce lien qui n’a rien de durable :
Celui qui m’enchaîna longtemps sous votre loi,
Ne me parut que trop aimable !
Il est brisé par vous, et brisé sans retour ;
Faut-il en rappeler le souvenir pénible ?
Oubliez que je fus sensible,
Je l’oublîrai peut-être un jour !
Je pardonne à votre inconstance
Les maux qu’elle m’a fait souffrir ;
Leur excès m’en a su guérir :
C’est à votre abandon que je dois l’existence.
J’ai repris le serment d’être à vous pour toujours ;
Mais mon ame un instant fut unie à la vôtre,
Et je le sens, jamais un autre
N’aura mes vœux, ne fera mes beaux jours ;

Ces jours consacrés à vous plaire,
Ces vœux si tendres et si doux,
Et toujours inspirés par vous,
Désormais qu’en pourrai-je faire ?
Aime-t-on dès qu’on veut aimer ?
Si je trouve un amant plus fidèle et plus tendre,
Mieux que vous il saura m’entendre,
Mais comme vous saura-t-il me charmer ?
Pourquoi feignez-vous de le croire ?
Vous offensez l’amour, en accusant mon cœur ;
Ah ! cet amour eût fait ma gloire,
S’il avait fait votre bonheur !
Votre bonheur, hélas ! sera d’être volage,
Vous séduirez encor dès qu’on vous entendra,
Vous ferez le tourment de qui vous aimera ;
Et déjà dans mes vers j’ai tracé votre image :

« Aussi léger que prompt à s’enflammer,
» De l’amour en riant il inspire l’ivresse ;
» Mais pourquoi, quand son amour cesse,
» Ne cesse-t-on pas de l’aimer ? »


LE BILLET.

Message inattendu, cache-toi sur mon cœur !
Cache-toi !… je n’ose te lire !
Tu m’apportes l’espoir : ne fût-il qu’un délire,
Je te devrai du moins l’ombre de mon bonheur !
Prolonge dans mon sein ma tendre inquiétude,
Je désire à-la-fois et crains la vérité :
On souffre de l’incertitude,
On meurt de la réalité !
Recevoir un billet du volage qu’on aime,
C’est presque le revoir lui-même.
En te pressant j’ai cru presser sa main,
En te baignant de pleurs, j’ai pleuré sur son sein ;
Et si le repentir y parle en traits de flamme,
En lisant cet écrit je lirai dans son ame.
J’entendrai le serment qu’il a fait tant de fois ;
Et j’y reconnaîtrai jusqu’au son de sa voix !
Sous cette enveloppe fragile
L’Amour a renfermé mon sort…
Ah ! le courage est difficile,
Quand on attend d’un mot ou la vie ou la mort !
Mystérieux cachet, qui m’offres sa devise,
En te brisant, rassure-moi !
Non ! le détour cruel d’une affreuse surprise
Ne peut être scellé par toi,
Au temps de nos amours je t’ai choisi moi-même ;
Tu servis les aveux d’une timide ardeur ;
Et sous le plus touchant emblême
Je vais retrouver le bonheur…
Mais, si tu dois détruire un espoir que j’adore,
Amour ! de ce billet détourne ton flambeau ;
Par pitié, sur mes yeux attache ton bandeau,
Et laisse-moi douter quelques momens encore !


L’INSOMNIE.

Je ne veux pas dormir ; oh ! ma chère insomnie,
Quel sommeil aurait ta douceur !
L’ivresse qu’il accorde est souvent une erreur ;
Et la tienne est réelle, ineffable, infinie !
Quel calme ajouterait au calme que je sens ?
Quel repos plus profond guérirait ma blessure ?
Je n’ose pas dormir ! non, ma joie est trop pure…
Un rêve en distrairait mes sens !
Il me rappellerait peut-être cet orage
Dont tu sais enchanter jusques au souvenir :
Il me rendrait l’effroi d’un douteux avenir ;
Et je dois à ma veille une si douce image !
Un bienfait de l’Amour a changé mon destin :
Oh ! qu’il m’a révélé de touchantes nouvelles !
Son message est rempli, je n’entends plus ses ailes ;
J’entends encor : demain ! demain !
Berce mon ame en son absence,
Douce insomnie, et que l’Amour,
Demain, me trouve, à son retour,
Riante comme l’Espérance !

Pour éclairer l’écrit qu’il laissa sur mon cœur,
Sur ce cœur qui tressaille encore,
Ma lampe a ranimé sa propice lueur,
Et ne s’éteindra qu’à l’aurore.
Laisse à mes yeux ravis briller la vérité :
Écarte le sommeil ; défends-moi de tout songe :
Il m’aime, il m’aime encore !… ô Dieu ! pour quel mensonge
Voudrais-je me soustraire à la réalité !


SON IMAGE.

Elle avait fui de mon ame offensée ;
Bien loin de moi je crus l’avoir chassée ;
Toute tremblante, un jour, elle arriva,
Sa douce image, et dans mon cœur rentra.
Point n’eus le temps de me mettre en colère ;
Point ne savais ce qu’elle voulait faire…
Un peu trop tard mon cœur le devina.
Sans prévenir, elle dit : « Me voilà !
» Ce cœur m’attend. Par l’Amour, que j’implore,
» Comme autrefois j’y vais régner encore. »
Au nom d’Amour ma raison se troubla :
Je voulus fuir, et tout mon corps trembla.
Je bégayai des plaintes au perfide ;
Pour me toucher il prit un air timide,
Puis en pleurant à mes pieds il tomba…
J’oubliai tout lorsque l’Amour pleura.


LES DEUX AMOURS.

Je m’ignorais encor : je n’avais pas aimé…
Ô dieu ! si ce n’est toi, qui pouvait me l’apprendre ?
À quinze ans, j’entrevis un enfant désarmé ;
Il me parut alors plus folâtre que tendre ;
D’un trait sans force il effleura mon cœur ;
Il fut léger comme un riant mensonge ;
Il offrait le plaisir, sans donner le bonheur ;
Un jour, il s’envola… Je ne perdis qu’un songe.
Je l’ai vu dans tes yeux cet invincible Amour,
Dont le premier regard trouble, saisit, enflamme,
Qui commande à nos sens, qui s’attache à notre ame,
Et qui l’asservit sans retour.
Cette félicité suprême,
Cet entier oubli de soi-même,
Ce besoin d’aimer pour aimer,
Et que le mot amour semble à peine exprimer ;
Ton cœur seul le renferme, et le mien le devine ;
Je sens, à tes transports, à ma fidélité,
Qu’il veut dire à-la-fois, bonheur, éternité !…
Et que sa puissance est divine.


LES DEUX AMITIÉS.

À MON AMIE, ALBERTINE GANTIER.
 

Il est deux Amitiés comme il est deux Amours ;
L’une ressemble à l’Imprudence :
Faite pour l’âge heureux dont elle a l’ignorance,
C’est un enfant qui rit toujours.
Bruyante, naïve, légère,
Elle éclate en transports joyeux :
Aux préjugés du monde, indocile, étrangère,
Elle confond les rangs et folâtre avec eux.
L’instinct du cœur est sa science,
Et son guide est la confiance.
Un enfant ne sait point haïr,
Il ignore qu’on peut trahir.
Si l’ennui dans ses yeux (on l’éprouve à tout âge)
Fait rouler quelques pleurs,
L’Amitié les arrête, et couvre ce nuage
D’un nuage de fleurs.
On la voit s’élancer près de l’enfant qu’elle aime,
Caresser la douleur sans la comprendre encor,
Lui jeter des bouquets moins rians qu’elle-même,
L’obliger à la fuite, et reprendre l’essor.
C’est elle, ô ma première amie,
Dont la chaîne s’étend pour nous unir toujours.
Elle embellit par toi l’aurore de ma vie,
Elle en doit embellir encor les derniers jours.
Oh ! que son empire est aimable !
Qu’il répand un charme ineffable
Sur la jeunesse et l’avenir,
Ce doux reflet du souvenir !
Ce rêve pur de notre enfance
En a prolongé l’innocence :
L’amour, le temps, l’absence, le malheur
Semblent le respecter dans le fond de mon cœur.
Il traverse avec nous la saison des orages,
Comme un rayon du ciel qui nous guide et nous luit ;
C’est, ma chère, un jour sans nuages,
Qui prépare une douce nuit.
L’autre Amitié, plus grave, plus austère
Se donne avec lenteur, choisit avec mystère ;
Elle observe en silence, et craint de s’avancer ;
Elle écarte les fleurs, de peur de s’y blesser ;
Choisissant la Raison pour conseil et pour guide,
Elle voit par ses yeux, et marche sur ses pas :
Son abord est craintif, son regard est timide ;
Elle attend, et ne prévient pas.


LA NUIT D’HIVER.

Qui m’appelle à cette heure, et par le temps qu’il fait ?
C’est une douce voix, c’est la voix d’une fille…
Ah ! je te reconnais ! c’est toi, Muse gentille,
Ton souvenir est un bienfait.
Inespéré retour ! aimable fantaisie !
Après un an d’exil qui t’amène vers moi ?
Je ne t’attendais plus, aimable Poésie,
Je ne t’attendais plus, mais je rêvais à toi.
Loin du réduit obscur où tu viens de descendre,
L’amitié, le bonheur, la gaîté, tout a fui.
Ô ma Muse ! est-ce toi que j’y devais attendre ?
Il est fait pour les pleurs, et voilé par l’ennui.
Ce triste balancier, dans son bruit monotone,
Marque d’un temps perdu l’inutile lenteur ;
Et j’ai cru vivre un siècle, hélas ! quand l’heure sonne
Vuide d’espoir et de bonheur…
L’hiver est tout entier dans ma sombre retraite :
Quel temps as-tu daigné choisir !
Que doucement par toi j’en suis distraite !
Oh ! quand il nous surprend, qu’il est beau le plaisir !
D’un foyer presque éteint la flamme salutaire
Par intervalle encor trompe l’obscurité ;
Si tu veux écouter ma plainte solitaire,
Nous causerons à sa clarté.
Petite Muse, autrefois vive et tendre,
Dont j’ai perdu la trace au temps de mes malheurs,
As-tu quelque secret pour calmer les douleurs ?
Viens, nul autre que toi n’a daigné me l’apprendre.
Écoute ! nous voilà seules dans l’univers,
Naïvement je vais tout dire :
J’ai rencontré l’Amour, il a brisé ma lyre ;
Jaloux d’un peu de gloire, il a brûlé mes vers.
« Je t’ai chanté, lui dis-je, et ma voix faible encore,
Dans ses premiers accens parut juste et sonore ;
Pourquoi briser ma lyre ? Elle essayait ta loi.
Pourquoi brûler mes vers ? Je les ai faits pour toi.
Si des jeunes amans tu troubles le délire,
Cruel, tu n’auras plus de fleurs dans ton empire ;
Il en faut à mon âge, et je voulais, un jour,
M’en parer pour te plaire, et te les rendre, Amour.
Déjà je te formais une simple couronne,
Fraîche, douce en parfums ; quand un cœur pur la donne,
Peux-tu la dédaigner ? je te l’offre à genoux ;
Souris à mon orgueil, et n’en sois point jaloux.
Je n’ai jamais senti cet orgueil pour moi-même ;
Mais il dit mon secret, mais il prouve que j’aime :
Hé bien ! fais le partage, en généreux vainqueur ;
Amour, pour toi la gloire, et pour moi le bonheur.
C’est un bonheur d’aimer, c’en est un de le dire.
Amour, prends ma couronne, et laisse-moi ma lyre ;
Prends mes vœux, prends ma vie… Hélas ! prends tout, cruel ;
Mais laisse-moi chanter au pied de ton autel ! » —
« Non, dit l’Amour : ta prière me blesse ;
Dans le silence, obéis à ma loi :
Tes yeux en pleurs, plus éloquens que toi,
Révèleront assez ma force et ta faiblesse. »
Muse ! voilà le ton de ce maître si doux.
Je n’osai lui répondre, et je versai des larmes ;
Je sentis ma faiblesse, et je maudis ses armes.
Pauvre lyre ! je fus muette comme vous.
L’ingrat ! il a puni jusques à mon silence.
Lassée enfin de sa puissance,
Je te rends, ô ma Muse, et mes vœux et mes chants.
Viens leur prêter ta grace, et rends-les plus touchans…
Mais tu pâlis, ma chère, et le froid t’a saisie !
C’est l’hiver qui t’opprime et ternit tes couleurs !
Je ne puis t’arrêter, charmante Poésie,
Adieu ! tu reviendras dans la saison des fleurs.


CONTE

IMITÉ DE L’ARABE.

C’était jadis. Pour un peu d’or,
Un fou quitta ses amours, sa patrie.
De nos jours, cette soif ne paraît point tarie :
J’en connais qu’elle brûle encor.
Courageux, il s’embarque ; et, surpris par l’orage,
Demi-mort de frayeur, il échappe au naufrage.
La fatigue d’abord lui donna le sommeil,
Puis enfin, l’appétit provoqua son réveil.
Au rivage où jamais n’aborda l’Espérance,
Il cherche, mais en vain, quelque fruit savoureux.
Du sable, un rocher nud s’offrent seuls à ses yeux :
Sur la vague en fureur il voit fuir l’existence.
L’ame en deuil, le cœur froid, le corps appesanti,
L’œil fixé sur les flots qui mugissent encore,
Sentant croître et crier la faim qui le dévore,
Dans un morne silence il reste anéanti.
La mer, qui par degrés se calme et se retire,
Laisse au pied du rocher les débris du vaisseau ;
L’infortuné vers lui lentement les attire,
S’y couche, se résigne, et s’apprête un tombeau.
Tout-à-coup il tressaille, il revoit l’Espérance,
Lui tend les bras, l’atteint, sourit, tombe à genoux.
D’un secours imprévu bénir la Providence,
Est de tous les besoins, le plus grand, le plus doux !
Puis, en tremblant, sa main avide
Soulève un petit sac qu’il sent encore humide,
Le presse… en interroge et la forme et le poids ;
Y sent rouler des fruits,… des noisettes,… des noix,…
« Des noix ! dit-il : Des noix ! quel trésor plein de charmes ! »
Il déchire la toile !… ô surprise ! ô tourmens !
« Hélas ! dit-il, en versant quelques larmes,
Ce ne sont que des diamans ! »


L’ORPHELINE.

Ô Lise ! préférez le berger qui vous aime
Au prince, au roi qui ne vous aime pas.
L’amour est tout, lui seul a des appas :
Il est si doux d’être aimé pour soi-même !
Ce bonheur au hameau peut encor se trouver ;
Lise ! par un exemple il faut vous le prouver.

Un seigneur d’aimable figure,
Brillant d’esprit, et brillant de parure,
Prestiges tout puissans sur la simplicité,
Voulut séduire une jeune beauté.
Sans appui dans le monde, elle était orpheline,
Et se nommait Pauline.
Pauline, hélas ! a perdu le repos ;
De vifs regards, de séduisans propos,
Troublent la paix de cette ame ingénue ;
Elle aime enfin, et son heure est venue.
Pour un ingrat devait-elle sonner ?
Mais pour craindre cette heure, il faut la deviner ;
Et l’orpheline, en sa première flamme,
Rêve un amour aussi pur que son ame.

 

 

Son œil mourant s’entr’ouvre à la lumière…
L’ange est Edmond à genoux sur la pierre,
Qui plein d’effroi, soutient, d’un bras tremblant
Ce corps glacé qu’il réchauffe en pleurant.

 

Six mois ainsi coulent rapidement :
Tout est bonheur, ivresse, enchantement.
Un villageois, qui soupirait pour elle,
Renferme alors sa tendresse fidelle,
Ne la suit plus, et cache à tous les yeux
Son humble hommage et ses timides vœux.
Sans le vouloir, Pauline a su lui plaire ;
Edmond n’a su que l’aimer et se taire.
L’amour modeste est souvent méconnu…
Il parle bas. — L’autre est mieux entendu.
Sans s’occuper d’un amant qu’elle ignore,
Pauline est toute à celui qu’elle adore.
Elle ne voit encor dans l’avenir
Que le moment où l’ingrat doit venir ;
Et respectant le séducteur qu’elle aime,
Croit n’adorer que la sagesse même.
Enfin, guidé par un coupable espoir,
Pensive et seule, il la surprend un soir :
L’Amour, la nuit, la crainte, le silence,
Tout est d’accord pour perdre l’innocence.
Les yeux baissés, d’un air naïf et doux,
Elle pleure en voyant son seigneur à genoux ;
Riant tout bas de ses tendres alarmes,
À peine il voit sa pâleur et ses larmes.
Sans deviner qu’on lui vole un plaisir,
Pauline, hélas ! en eut le repentir !
Le lendemain, dans sa simple demeure,

Avec l’Amour elle attendit en vain.
Elle attendit encor le lendemain,
Le mois entier, chaque jour, à toute heure !…
Par le remords lentement déchiré,
D’un sombre ennui son cœur est dévoré.
Elle offre à Dieu cet amour qui l’opprime :
Puisqu’il fait tant de mal, il faut qu’il soit un crime !
Mais ne vivant que par le souvenir,
Le passé la poursuit jusques dans l’avenir.
Plus de sommeil, Pauline en vain l’appelle ;
Pour le malheur il est sourd et rebelle.
Plus de vertu, plus d’amis, plus d’amant.
Tout est perdu pour l’erreur d’un moment.
C’est la fleur du vallon sur sa tige abattue
Par le frimat qui l’effeuille et la tue !
C’était l’hiver : la saison de l’amour
Semblait avoir disparu sans retour.
Assise, un soir, au bord de sa chaumière,
Pleurant sa honte, et fuyant la lumière,
Un bruit soudain fait tressaillir son cœur ;
Un char léger ramène son vainqueur…
C’est lui ! grand dieu ! c’est la voix qu’elle adore !
C’est lui ! dit-elle, il vient ! il m’aime encore !…
Mais un regard fait tout évanouir,
L’espoir s’enfuit… Pauline va mourir !
Oui ! c’est l’ingrat qu’elle attend et qu’elle aime ;

Mais peignez-vous son désespoir extrême !
Il n’est pas seul ! il entraîne, à son tour,
L’objet nouveau de son volage amour !
À cette vue, immobile et glacée,
Le cœur saisi d’une affreuse pensée,
Pauline au ciel jette un cri douloureux,
Tombe à genoux, et détourne les yeux…
Le froid du soir circule dans ses veines,
Son ame s’engourdit dans l’oubli de ses peines ;
Et, prenant par degrés le sommeil pour la mort,
En embrassant la terre, elle pleure… et s’endort.
Le ciel touché l’enveloppe d’un songe.
Lise ! écoutez ce bienfaisant mensonge :
Elle croit voir un ange protecteur
La ranimer doucement sur son cœur ;
Presser sa main, l’observer en silence,
Les yeux mouillés des pleurs de l’indulgence.
« Dieu vous a-t-il envoyé près de moi,
» Lui dit Pauline, et suivez-vous sa loi ?
» Si la vertu vient essuyer mes larmes,
» Parlez ! sa voix aura pour moi des charmes.
» Voyez mon sort ! voyez mon repentir !… »
Pour sa réponse elle entend un soupir ;
Son œil mourant s’entr’ouvre à la lumière…
L’ange est Edmond à genoux sur la pierre,
Qui, plein d’effroi, soutient, d’un bras tremblant,
Ce corps glacé qu’il réchauffe en pleurant.
Ainsi, loin du malheur l’Amour rit et s’envole,
La Pitié reste, elle pleure et console.
« Sans défiance appuyez-vous sur moi,
» Quittez ces lieux, et calmez votre effroi,
» Dit le berger ; venez près de ma mère ;
» Soyez sa fille ; et moi !… je serai votre frère ! »
« Hélas ! dit-elle avec même douceur,
» Soyez mon frère, et sauvez votre sœur ! »

Ô Lise ! vous avez les attraits de Pauline ;
Souvenez-vous du sort de la jeune orpheline !
Sans peine, hélas ! on trouve un séducteur ;
Mais un Edmond !… Ah ! fuyez un seigneur,
Et préférez le berger qui vous aime :
Il est si doux d’être aimé pour soi-même !


À MA FAUVETTE.

Adieu fauvette ! adieu ton chant plein de douceur !
Il ne charmera plus ma triste rêverie,
En pénétrant jusqu’à mon cœur.
Adieu ma compagne chérie !
Je ne l’entendrai plus, ce doux accent d’amour,
Et cette rapide cadence,
Légère comme l’espérance,
Qui m’échappe aussi sans retour.
Oh ! ma fauvette ! en ces lieux adorée,
Puisses-tu trouver le bonheur !
Il n’est trop souvent qu’une erreur ;
Mais qui peut plus que toi compter sur sa durée ?
De t’entendre toujours n’a-t-on pas le désir ?
Le méchant qui t’écoute a-t-il encor des armes ?
Et lorsqu’en triomphant tu chantes le plaisir,
Par ta voix célébré, n’a-t-il pas plus de charmes ?
Tu n’as point à prévoir un triste changement :
De tes succès l’aimable enchantement
D’un vain orgueil ne t’a point enivrée ;
Et je te vois, d’hommages entourée,
Sensible aux maux de l’amitié,
Ne pouvant les guérir, en prendre la moitié.
Laisse ta compagne plaintive,

Sans espérance et sans bonheur,
Au fond d’un bois, seule et pensive,
Exhaler sa vaine douleur !
Quelques feuilles bientôt y couvriront ma tombe.
Sans le haïr, je fuis le monde,
En le fuyant j’obéis à sa loi.
Ô ma fauvette ! il fut trop cruel envers moi !
J’ai tout perdu : la solitude
Me promet un triste repos :
Ta compagne blessée y cachera ses maux,
Et du chant des regrets reprendra l’habitude.
Ce monde indifférent n’aura pas mes adieux ;
C’est à toi seule, à toi de les entendre ;
Il rit des plaintes d’un cœur tendre,
Et repousse les malheureux ;
Pour le charmer, conserve ton ramage :
Plus heureuse que moi, fauvette, sois plus sage !
Maîtresse de ton sort et libre de choisir,
Sous un ciel toujours pur va chercher un asile :
Le froid climat où l’on m’exile,
Serait pour toi le tombeau du plaisir.
Ce plaisir qui t’appelle en un brillant parterre,
T’y prépare déjà ses riantes couleurs ;
Il sait que la fauvette, et joyeuse et légère,
Doit chanter au milieu des fleurs.


LE SOUVENIR.

À MONSIEUR ***.


Votre main bienfaisante et sure

fermé plus d’une blessure.
Partout votre art consolateur
Semble porter la vie et chasser la douleur…
Hélas ! il en est une à vos secours rebelle,
Et je dois mourir avec elle.
Je n’ai pas d’autre mal ; mais il fera mon sort.
Jugez si ce mal est extrême !
Je le crois, pour votre art lui-même,
Plus invincible que la mort.
Son empire est au cœur, ses tourmens sont à l’ame ;
Ses effets sont des pleurs, sa cause est une flamme
Qui dévore en secret l’espoir de l’avenir…
Et ce mal… est le souvenir.


L’INCONSTANCE.

Inconstance ! affreux sentiment !
Je t’implorais… je te déteste.
Si d’un nouvel amour tu me fais un tourment,
N’est-ce pas ajouter au tourment qui me reste ?
Pour me venger d’un cruel abandon,
Offre un autre secours à ma fierté confuse ;
Tu flattes mon ennui, tu séduis ma raison ;
Mais mon cœur échappe à ta ruse.
Oui, prête à m’engager en de nouveaux liens,
Je tremble d’être heureuse, et je verse des larmes ;
Oui ! je sens que mes pleurs avaient pour moi des charmes,
Et que mes maux étaient mes biens !
Si tu veux m’égarer dans l’amour que j’inspire,
Si tu ne veux changer ton ivresse en remords,
Arrache donc mon ame à ses premiers transports,
À ce tourment aimé que rien ne peut décrire.
Me sera-t-il payé, même par le bonheur ?
Pour le goûter jamais mon ame est trop sensible ;
Je la donne au plaisir ;… une pente invincible
La ramène vers la douleur.
Comme un rêve mélancolique,

Le souvenir de mes amours
Trouble mes nuits, voile mes jours.
Il est éteint ce feu, ce charme unique !
Éteint par toi, cruel !… En vain, à mes genoux,
Tu promets d’enchaîner un amant plus aimable ;
Ce cœur blessé, dont l’amour est jaloux,
Donne encore un regret, un soupir au coupable.
Qu’il m’était cher ! que je l’aimais !
Que par un doux empire il m’avait asservie !
Ah ! je devais l’aimer toute ma vie,
Ou ne le voir jamais !
Que méchamment il m’a trompée !
Se peut-il que son ame en fût préoccupée
Quand je donnais à son bonheur
Tous les battemens de mon cœur !
Dieu ! comment se peut-il qu’une bouche si tendre
Par un charme imposteur égare la vertu ?
Si ce n’est dans l’amour, où pouvait-il le prendre,
Quand il disait je t’aime, m’aimes-tu ?…
Ô fatale Inconstance ! ô tourment de mon ame !
Qu’as-tu fait de la sienne, et qu’as-tu fait de moi ?
Non, ce n’est pas l’Amour !… ce n’est pas lui ! c’est toi
Qui de nos jours heureux a désuni la flamme.
Je ne pouvais le croire : un triste étonnement
Au cœur le plus sensible ôtait le sentiment.
Mes pleurs se desséchaient à leur source brûlante,
Mon sang ne coulait plus, j’étais pâle, mourante ;
Mes yeux désenchantés repoussaient l’avenir…
Tout semblait m’échapper… tout ! jusqu’au souvenir !
Mais il revient ! rien ne l’efface ;
La douleur en fuyant laisse encore une trace !
Si tu m’as vue un jour me troubler à ta voix,
C’est que tu l’embellis d’un accent que j’adore.
Oui ! cet accent me trouble encore,
Et mon cœur fut créé pour n’aimer qu’une fois !


À DÉLIE.

I.

Par un badinage enchanteur,
Vous aussi, vous m’avez trompée !
Vous m’avez fait embrasser une erreur ;
Légère comme vous, elle s’est échappée.
Pour me guérir du mal qu’Amour m’a fait,
Vous avez abusé de votre esprit aimable ;
Et je vous trouverais coupable
Si je pouvais en vous trouver rien d’imparfait.
Je l’ai vu cet amant si discret et si tendre ;
J’ai suivi son maintien, son silence, sa voix…
Ai-je pu m’abuser sur l’objet de son choix ?
Ses regards vous parlaient, et j’ai su les entendre.
Mon cœur est éclairé, mais il n’est point jaloux.
J’ai lu ces vers charmans où son ame respire ;
C’est l’Amour qui l’inspire,
Et l’inspire pour vous…
Pour vous aussi je veux être la même.
Non ! vous n’inspirez pas un sentiment léger :
Que ce soit d’amitié, d’amour que l’on vous aime,
Le cœur qui vous aima ne peut jamais changer.
Laissez-moi ma mélancolie,

Je la préfère à l’ivresse d’un jour :
On peut rire avec la Folie,
Mais il n’est pas prudent de rire avec l’Amour.
Laissez-moi fuir un danger plein de charmes ;
Ne m’offrez plus un cœur qui n’est qu’à vous :
Le badinage le plus doux
Finit quelquefois par des larmes…
Mais je n’ai rien perdu. La tranquille Amitié
Redeviendra bientôt le charme de ma vie ;
Je renonce à l’amant, et je garde une amie :
C’est du bonheur la plus douce moitié.


À DÉLIE.

II.

Du goût des vers pourquoi me faire un crime ?
Leur prestige est si doux pour un cœur attristé !
Il ôte un poids au malheur qui m’opprime ;
Comme une erreur plus tendre, il a sa volupté.
Légère, libre encor, d’hommages entourée,
Dans les plaisirs coulent vos heureux jours ;
Et paisiblement adorée,
Vous riez avec les Amours.
Ah ! loin de la troubler, qu’ils charment votre vie !
Que pour vous le printemps soit prodigue de fleurs !
Que tout prenne à vos yeux ses brillantes couleurs !
Riez, riez toujours, ô volage Délie !
Abandonnez vos nuits aux songes les plus doux ;
Qu’ils soient de vos beaux jours une glace fidelle !
À force de bonheur soyez encor plus belle,
Et qu’au réveil, l’Amour vous le dise à genoux !
Mais quoi ! si vous trouviez un rebelle à vos charmes,
Après mille sermens, s’il trahissait vos vœux,
La douce flamme de vos yeux
S’éteindrait bientôt dans les larmes.
Vous sentiriez alors le besoin de rêver ;
De livrer au hasard votre marche incertaine ;
De suspendre vos pas, au bruit d’une fontaine,
Et d’y pleurer les maux que je viens d’éprouver !
N’enviez plus à votre amie
Un plaisir aussi douloureux :
Ravir la plainte aux malheureux,
C’est leur dire : Quittez la vie.
Quand je vous vois disputer au miroir
De fraîcheur et de grace avec les fleurs que j’aime ;
Quand je vous y vois prendre en secret pour vous-même
Tout le plaisir que l’on goûte à vous voir ;
M’entendez-vous, ô ma chère Délie,
Vous reprocher un passe-temps si doux ?…
Non ! je deviens moins sombre en vous voyant jolie ;
Je pardonne à l’Amour, je lui souris pour vous.
Mais si de la gaîté la parure est l’emblême,
Elle donne un éclat plus triste à la pâleur :
À la beauté brillante il faut un diadême,
Il faut un voile à la douleur.
De ce lis embaumé, qui pour vous vient d’éclore,
Couronnez votre front charmant ;
Mon front, que l’ennui décolore,
Doit se pencher sans ornement.
Du sort qui m’enchantait la fatale inconstance
De ma jeunesse a flétri l’espérance :
Un orage a courbé le rameau délicat,
Et mes vingt ans passeront sans éclat ;
Je les donne à la solitude ;
Je donne aux Muses mes loisirs.
L’art de plaire fait votre étude,
L’art d’aimer fera mes plaisirs…
Mais non ! je l’oublirai cet art, ce don funeste,
Qui servit à l’Amour quand il forma mon cœur.
Non ! ce présent des cieux ne fait pas le bonheur ;
C’est pourtant le seul qui me reste !
Le monde où vous régnez me repoussa toujours ;
Il méconnut mon ame à-la-fois douce et fière ;
Et d’un froid préjugé l’invincible barrière
Au froid isolement condamna mes beaux jours.
L’infortune m’ouvrit le temple de Thalie ;
L’Espoir m’y prodigua ses riantes erreurs ;
Mais je sentis parfois couler mes pleurs
Sous le bandeau de la Folie.
Dans ces jeux où l’esprit nous apprend à charmer,
Le cœur doit apprendre à se taire ;
Et lorsque tout nous ordonne de plaire,
Tout nous défend d’aimer…
Ô des erreurs du monde inexplicable exemple !
Charmante Muse ! objet de mépris et d’amour,
Le soir, on vous honore au temple,
Et l’on vous dédaigne au grand jour.

Je n’ai pu supporter ce bizarre mélange
De triomphe et d’obscurité,
Où l’orgueil insultant nous punit et se venge
D’un éclair de célébrité.
Trop sensible au mépris, de gloire peu jalouse,
Blessée au cœur d’un trait dont je ne puis guérir,
Sans prétendre aux doux noms et de mère et d’épouse,
Il me faut donc mourir !
Mais vous, qui connaissez mon ame toujours pure
Qui gémissez pour moi des caprices du sort,
Vous qui savez, hélas ! qu’en ma retraite obscure
Il me poursuit encor ;
Faites grâce, du moins, à l’innocent délire
Qui m’apprend sans effort à moduler des vers.
Je suis moins seule avec ma lyre,
Quelqu’un m’entend, me plaint dans l’univers !


À DÉLIE.

III.

Oui ! cette plainte échappe à ma douleur :
Je le sens, vous m’avez perdue !
Vous avez, malgré moi, disposé de mon cœur,
Et ce cœur s’égara dès qu’il vous eut connue.
Ah ! que vous me faites haïr
Cette feinte amitié qui coûte tant de larmes !
Je n’étais point jalouse de vos charmes,
Cruelle ! de quoi donc vouliez-vous me punir ?
Vos succès me rendaient heureuse ;
Votre bonheur me tenait lieu du mien ;
Et quand je vous voyais attristée ou rêveuse,
Pour charmer votre ennui, j’oubliais mon chagrin !
Mais ce perfide amant dont j’évitais l’empire,
Que vous avez instruit dans l’art de me séduire,
Qui trompa ma raison par des accens si doux…
Je le hais encor plus que vous !
Par quelle cruauté me l’avoir fait connaître ?
Par quel affreux orgueil voulut-il me charmer ?
Ah ! si l’ingrat ne peut aimer,
À quoi sert l’amour qu’il fait naître ?…
Je l’ai prévu… j’ai voulu fuir :

L’Amour jamais n’eut de moi que des larmes :
Vous avez ri de mes allarmes,
Et vous riez encor quand je me sens mourir…
Grâce à vous, j’ai perdu le repos de ma vie :
Votre imprudence a causé mon malheur,
Et vous m’avez ravi jusques à la douceur
De pleurer avec mon amie !
Laissez-moi seule avec mon désespoir :
Vous ne pouvez me plaindre ni m’entendre :
Vous causez la douleur sans même la comprendre ;
À quoi me servirait de vous la laisser voir ?
Victime d’un amant, par vous-même trahie,
J’abhore l’Amitié… je la fuis sans retour ;
Et je vois, à sa perfidie,
Que l’ingrate est sœur de l’Amour !


LA SÉPARATION.

Il est fini ce long supplice !
Tu m’as rendu mes sermens et ma foi ;
Je t’ai rendu ton cœur, je n’ai plus rien à toi !
Quel douloureux effort ! quel entier sacrifice !
Mais en brisant les plus aimables nœuds,
Nos cœurs toujours unis semblent toujours s’entendre ;
On ne saura jamais lequel fut le plus tendre
Ou le plus malheureux.
À t’oublier c’est l’honneur qui m’engage ;
Tu t’y soumets… je n’ai plus d’autre loi.
Ô toi qui m’as donné l’exemple du courage,
Aimais-tu moins que moi ?
Va, je te plains autant que je t’adore :
Je t’ai permis de trahir tes amours ;
Mais moi, pour t’adorer je serai libre encore…
Je veux l’être toujours.
Je l’ai promis, je vivrai pour ta gloire.
Cher objet de mon souvenir,
Sois le charme de ma mémoire,
Et l’espoir de mon avenir !
Si jamais, dans ma solitude,
Ton nom, pour toujours adoré,
Vient frapper mon cœur déchiré,
Qu’il adoucisse au moins ma tendre inquiétude !
Que l’on me dise : il est heureux :
Oui, sois heureux, ou du moins plus paisible,
Malgré l’amour, et le sort inflexible
Qui m’enlève à tes vœux !
Adieu… mon ame se déchire !
Ce mot que dans mes pleurs je n’ai pu prononcer,
Adieu… ma bouche encor n’oserait te le dire…
Et ma main vient de le tracer !


ADIEU, MES FIDÈLES AMOURS !

Adieu, mes fidèles amours !
Adieu, le charme de ma vie !
Notre félicité d’amertume est suivie,
Et nous avons payé bien cher quelques beaux jours !
Mais le remords ne trouble point notre ame ;
Et comme toi fidelle en mes douleurs,
Contre tous les plaisirs d’une nouvelle flamme
Je n’échangerais pas mes pleurs.
Pendant le jour écartant ton image,
Mes souvenirs et mes vœux superflus,
Je supporte mon sort ; et, presqu’avec courage,
Je me dis : il ne viendra plus !
Le soir, en ma douleur et plus faible et plus tendre,
Oubliant que pour nous il n’est plus d’avenir,
Je me laisse entraîner au bonheur de t’attendre,
Et je me dis : il va venir !…
Mais quand l’heure a détruit cet espoir plein de charmes,
Je plains, sans l’accuser, un amant si parfait :
Je regarde le ciel, en essuyant mes larmes,
Et je me dis : il a bien fait !

Oui, de trop de regrets l’espérance est suivie :
Je renonce au bonheur, j’ai perdu mes beaux jours.
Adieu, le charme de ma vie !
Adieu, mes fidèles amours !


LE PRESSENTIMENT.

C’est en vain que l’on nomme erreur,
Cette secrète intelligence,
Qui, portant la lumière au fond de notre cœur,
Sur des maux ignorés nous fait gémir d’avance.
C’est l’adieu d’un bonheur prêt à s’évanouir ;
C’est un subit effroi dans une ame paisible ;
Enfin, c’est, pour l’être sensible,
Le fantôme de l’avenir.
Pressentiment, dont j’éprouvai l’empire,
Oh ! qui peut résister à tes vagues douleurs ?
Encore enfant, tu m’as coûté des pleurs,
Et de mon front joyeux tu chassas le sourire.
Oui, je t’ai vu couvert d’un voile noir,
Aux plus beaux jours de mon jeune âge :
Tu formas le premier nuage
Qui d’un lointain bonheur enveloppa l’espoir.
Tout m’agitait encor d’une innocente ivresse,
Tout brillait à mes yeux des plus vives couleurs ;
Et je voyais la riante Jeunesse
Accourir en dansant pour me jeter des fleurs.

Au sein de mes chères compagnes,
Courant dans les vertes campagnes,
Frappant l’air de nos doux accens,
Qui pouvait attrister mes sens ?
Comme les fauvettes légères
Se rassemblent dans les bruyères,
La saison des fleurs et des jeux
Rassemblait notre essaim joyeux.
Un jour, dans ces jeux pleins de charmes,
Je cessai tout-à-coup de trouver le bonheur ;
J’ignorais qu’il fût une erreur,
Et pourtant, je versai des larmes…
En revenant, je ralentis mes pas ;
Je remarquai du jour le feu prêt à s’éteindre,
Sa chute à l’horizon qu’il regrettait d’atteindre ;
Mes compagnes dansaient… moi… je ne dansai pas.
Un mois après j’errai dans ce lieu solitaire ;
Hélas ! ce n’était plus pour y chercher des fleurs :
La Mort m’avait appris le secret de mes pleurs,
Et j’étais seule au tombeau de ma mère !


LA DOULEUR.

Sombre douleur, dégoût du monde,
Fruit amer de l’adversité,
Où l’ame anéantie, en sa chute profonde,
Rêve à peine à l’éternité !
Soulève ton poids qui m’opprime :
Dieu l’ordonne… un moment laisse-moi respirer !
Ah ! si le désespoir à ses yeux est un crime,
Laisse-moi donc la force d’espérer !
Si dès mes jeunes ans j’ai repoussé la vie ;
Si la mélancolie enveloppa mes jours ;
Si l’Amitié, la Gloire, les Amours,
Ont attristé mon ame à leur culte asservie ;
Si déjà mon printemps n’est qu’un froid souvenir ;
Si la Mort sur l’objet que ma douleur célèbre
baissé son rideau funèbre ;
Laisse-moi vivre au moins dans un autre avenir !
Et si pendant cinq ans cet objet adorable
De mes jours languissans ranima le flambeau ;
Si sa beauté, si sa grace ineffable
Est aujourd’hui la proie et l’orgueil du tombeau…

Laisse-moi respirer, désespoir d’une mère !
Dieu l’ordonne… Dieu parle à mon cœur éperdu.
« Suis mon arrêt, dit-il ! reste encor sur la terre. »
S’il ne venait de Dieu, serait-il entendu ?….
Mais, vers l’éternité quand mon ame brûlante
S’envolera, baignée encor de pleurs,
Délivrée à jamais d’une chaîne accablante,
Je reverrai mon fils !… Quel prix de mes douleurs !
Éternité ! consolante, et terrible !
Pour le méchant, c’est l’enfer, c’est son cœur !
Mais pour l’être innocent ; malheureux et sensible,
C’est le repos ! c’est le bonheur !…
Ô Dieu ! quand de mon fils sonna l’heure suprême,
Un doute affreux ne m’a pas fait frémir.
Non, cet être charmant, au sein de la mort même,
N’a fait que s’endormir !
Ô tendresse, ô douleur !… ô sublime mélange !…
Ses yeux remplis d’amour se ferment sur mes yeux…
Je m’attache à son corps… Ce n’était plus qu’un ange
Qui s’envolait aux cieux !


 

 
Chasselat Lecerf  

Courez, petit enfant, vous jeter dans son sein !
Ce jour est sans nuage… ah ! passez-le près d’elle !
Un beau soir a souvent un affreux lendemain !…

 

LES DEUX MÈRES.

N’approchez pas d’une mère affligée,
Petit enfant, je ne sourirai plus.
Vos jeux naïfs, vos soins sont superflus,
Et ma douleur n’en sera pas changée.
Laissez-moi seule à l’ennui de mon sort ;
Quand la vie à vos yeux s’ouvre avec tous ses charmes,
Petit enfant, plaindriez-vous mes larmes ?
Vous ne comprenez pas la mort.
La mort !… ce mot qui glace l’espérance,
Ne touche pas votre heureuse ignorance :
Au séjour du repos, où s’ouvre l’avenir,
Vous entrez en riant… et moi j’y viens mourir !
De ces noirs arbrisseaux l’immobile feuillage,
Des pieuses douleurs les simples monumens,
D’un champ vaste, morne et sauvage,
Sont les seuls ornemens.
L’écho de cette enceinte est une plainte amère.
Qu’y venez-vous chercher ?… courez vers votre mère ;
Portez-lui votre amour, vos baisers et vos fleurs ;
Ces trésors sont pour elle, et pour moi sont les pleurs.
Sur l’autre rive elle s’est arrêtée ;
Abandonnez vos fleurs au courant du ruisseau ;
Doucement entraîné par l’eau,
Qu’un bouquet vous annonce à son ame enchantée !
Vous la verrez sourire en attirant des yeux
Ce don simple apporté par le flot du rivage ;
Pensive, et caressant votre riante image,
Tressaillir à vos cris joyeux.
Je l’aurais vue au temps où j’excitais l’envie,
Même en vous caressant, rêver à mon bonheur…
Cette suave joie où se plongeait mon cœur,
N’est plus qu’un poison lent distillé sur ma vie.
Mon triomphe est passé : le sien croît avec vous ;
C’est à moi de rêver à son bonheur suprême :
Elle est mère, et je pleure… ô sentiment jaloux !
On peut donc vous connaître au sein de la mort même !
Mais pour un cœur flétri les pleurs sont un bienfait ;
Le mien a respiré du poids qui l’étouffait.
Celui de votre mère en tremblant vous appelle ;
Courez, petit enfant, vous jeter dans son sein.
Ce jour est sans nuage : oh ! passez-le près d’elle !
Un beau jour a souvent un affreux lendemain…
Ne foulez plus cette herbe où se cache une tombe ;
D’un ange vous troublez le tranquille sommeil ;
Dieu ne m’a promis son réveil,
Qu’en arrachant mon ame à mon corps qui succombe.

Dans cet enclos désert, dans ce triste jardin,
Tout semble m’annoncer ce repos que j’implore,
Et, sous un froid cyprès, mon sang qui brûle encore,
Sera calme demain !
Ô douce plante ensevelie !
Sur un sol immortel tes rameaux gracieux
Couvriront ma mélancolie
D’un ombrage délicieux :
Ta tige élevée et superbe
Ne craindra plus le ver rongeur
Qui veut la dévorer sous l’herbe,
Comme il a dévoré ta fleur :
Cette fleur au temps échappée,
D’un rayon pur enveloppée,
Reprendra toute sa beauté :
Son doux éclat fera ma gloire ;
Et le tourment de ma mémoire
En sera la félicité !…
Mais la voix d’un enfant trouble encor ma prière,
Et m’arrache au bonheur que je viens d’entrevoir :
Tout-à-coup ramenée aux songes de la terre,
J’ai tressailli… j’ai cru le voir !
Oui, j’ai cru te revoir, idole de mon ame !
Lorsqu’avec tant d’amour tu t’élançais vers moi :
D’un flambeau consumé rallume-t-on la flamme ?
Non ! sa clarté trop vive est éteinte avec toi…
Et vous qui m’attristez, vous n’avez en partage
Sa beauté, ni sa grace où brillait sa candeur :
Oh non, petit enfant, mais vous avez son âge ;
C’en est assez pour déchirer mon cœur !…

FIN DES ÉLÉGIES.
 
 
 

MARIE.

C’était l’été ; le jour était aux deux tiers de sa course ; il brûlait sans accabler : ce beau jour n’en avait pas eu d’égal en beauté. Un berger pensif, et suivi d’un seul agneau, entrait alors dans un village de la Provence. Toutes les maisons en étaient fermées ; il le traverse sans trouver d’habitans : cette solitude, ces cabanes désertes ajoutent à l’ennui de son ame. Il arrive, en rêvant, jusqu’à la chaumière qui termine le hameau ; il voit sur la porte une bonne vieille qu’il salue.

« Ma mère, lui dit-il, êtes-vous seule dans ce village ? Je n’y vois personne. »

— « Nenni, berger, dit la bonne vieille ; mais c’est fête au hameau. Julien se marie : Julien est riche, et ne sera jamais plus heureux qu’aujourd’hui. Il a voulu que tout le monde se ressentît de sa joie, et tout le monde danse là-bas. Moi, mon fils, je ne danse plus. À mon âge, on ne peut courir où est le bonheur ; il faut l’attendre, et j’attends. Annette et Julien sont unis, je les ai vus ce matin à l’église que voilà. Je viens de les voir passer pour aller à la danse ; avant le coucher du soleil, je les verrai encore.

« La belle Annette m’a dit en s’arrêtant exprès : Bon jour, mère Geneviève. Moi j’ai dit à Annette : Dieu vous bénisse, ma fille ! Et Dieu la bénira, voyez-vous. Elle respecte la vieillesse, et s’arrête pour elle au plus beau moment de sa vie. Julien la chérit de tout son cœur, et fait bien de la chérir, car il est arrivé qu’étant aussi pauvre qu’elle est sage, Annette a pensé mourir d’amour pour Julien. »

Et le jeune berger, qui, appuyé sur sa houlette, écoutait Geneviève, lui dit : « On ne meurt pas d’amour, ma mère. »

« Dieu vous entende, mon fils, mais j’ai ouï dire qu’on en mourait. »

« D’où venez-vous ainsi, poursuivit-elle : êtes-vous du village voisin ? — J’en arrive. — Et comment ne savez-vous pas que Julien se marie ? On en doit parler là comme partout. — C’est que les nouvelles heureuses ne me cherchent guère. Je suis peut-être de ceux qui doivent courir après le bonheur ; il ne vient pas me trouver. — Ne tardez donc plus ; allez, allez danser à la grande prairie. — Danser ! répliqua-t-il avec un sourire triste ; je ne connais personne à la fête. — J’y connais tout le monde, moi ! Allez-y, croyez-m’en. Dites à Julien que c’est Geneviève qui vous invite à sa noce. Un beau visage de plus porte bonheur à une noce. Courez, mon fils, on ne refuse pas les fleurs. »

— Mais par où tourner, ma mère ?

— Par ici, dit Geneviève en montrant le chemin de la prairie : quand vous serez au bout de cette haie, vous entendrez les musettes, et puis vous regarderez, et puis vous verrez la plaine toute couverte de bergers.

— J’y vais, dit-il. — Dieu vous conduise ! dit-elle. —

Et Geneviève, toujours assise, le regarda courir. Elle se reprit à chanter, en tremblottant, une ronde qui lui ramenait doucement le souvenir du plus beau jour de sa vie ; car Geneviève avait eu aussi son beau jour. On dit qu’il y en a un pour toutes les bergères : et moi, je n’en sais rien.

Le berger d’abord s’était mis à courir, puis il s’arrêta, puis il avança encore. Quand il eut atteint le bout de la haie fleurie, il se retourna pour chercher l’appui de la bonne Geneviève ; mais il ne vit plus que son agneau ; qui, tout en suivant son maître, arrachait aux buissons de petites branches naissantes.

« J’entends les musettes, dit alors le berger ; Geneviève avait raison. Voilà cette plaine riante où pas un cœur ne souffre. Qu’irai-je faire au milieu de tous ces bergers riches et contens ? » Et il s’appuya sur sa houlette, qui n’avait à gouverner qu’un mouton.

Il fut aperçu de la plaine. En un moment tous les yeux furent tournés vers lui ; tous les bras étendus pour l’inviter à descendre. Il descendit ; aussitôt, entouré, mêlé dans la foule joyeuse et bruyante, il oublia qu’il était pauvre ; son regard fut moins timide, son maintien plus libre ; une douce confiance releva son cœur, et le plus beau des bergers en parut alors le plus aimable.

L’heureux Julien ne lui demanda ni d’où il venait, ni ce qu’il était ? On était trop pressé de s’amuser, pour être curieux : le nom de Geneviève fut son droit de présence. Annette n’avait des yeux que pour voir Julien ; une bergère aussi belle et plus pensive qu’Annette n’en avait déjà plus que pour le nouveau berger.

À peine avait-il eu le temps de regarder les autres, et de se reconnaître lui-même, qu’il fut entraîné dans la danse. On l’aurait admiré, si le plaisir de danser pour soi-même eût permis à quelqu’un de s’occuper d’autre chose. Sa grâce n’avait rien de rustique ; rien non plus de recherché : il était beau, il était simple, il était bien.

Annette, en dansant, perdit son bouquet : il fut foulé sous les pieds lourds des joyeux convives. La bergère plus pensive qu’Annette, s’en aperçut, leva en rougissant deux grands yeux noirs sur le bouquet du jeune étranger : il rencontra ces deux beaux yeux qui parlaient ; il en devint immobile, et le bouquet ne changea point de place. La bergère timide baissa ce regard qui avait dit : Ne le donnez pas.

Pour laisser aux joueurs de musettes le temps de reprendre haleine, on chanta ; tous ensemble d’abord, parce que chacun avait sa chanson qu’il était bien aise de dire. C’était un chœur de joie, renforcé de tous les échos voisins. Quand tout le monde se fut contenté, l’étranger se vit obligé de payer sa dette, et toutes les voix répétèrent le refrain de cette ronde villageoise :

Ne le croyez, si l’on vous dit, un jour :
On meurt d’amour.
Lise, en pleurant, le demande à sa mère :
S’il m’en souvient, dit la vieille bergère,
Il fait du mal. — Mais elle dit plus bas :
On n’en meurt pas.

C’est que Colin me disait, l’autre jour :
Je meurs d’amour !
Colin est mort ! s’écria la bergère ;
Il n’est pas mort. — Mais il mourra, ma mère.
Non, mon enfant, reprit-elle plus bas :
On n’en meurt pas.

Pour mieux t’aimer, qu’il dise encore, un jour :
On meurt d’amour.
Ce mal ressemble aux épines légères
Qui sont aux fleurs : c’est l’attrait des bergères.
Béni soit Dieu, dit Lise alors tout bas :
On n’en meurt pas.

Il paraît qu’au village, comme partout, on fait des chansons malicieuses contre l’amour. L’étranger, qui savait danser avec grâce, qui savait chanter, qui savait lire même, car c’était un berger instruit, ne savait pas encore de quoi il riait en riant de l’amour. Peut-être il venait de l’entrevoir ; mais au premier aspect, l’amour n’effraie pas ; loin de faire songer à la mort, il annonce la vie ; et l’indifférence, qui s’enfuit devant lui, est comme un nuage chassé par le soleil. Annette, qui le savait, souriait à Julien. La bergère aux yeux noirs, qui craignait de l’apprendre, en devint plus rêveuse ; et quand le voyageur s’approcha d’elle pour lui parler en tremblant de ce beau jour qui allait finir, elle le regarda avec douceur sans lui répondre, et se perdit au milieu de ses compagnes. Elle s’en éloigna bientôt tout-à-fait. Cette ronde joyeuse l’avait attristée.

« On n’en meurt pas ! répétait-elle ; on n’en meurt pas ! » Et elle suivait lentement un sentier peu frayé par les jeunes filles du hameau ; et ses lèvres murmuraient encore : On n’en meurt pas ! » Ce refrain lui rappelait Claudine, sa première amie. L’histoire de cette petite bergère lui revint à l’idée. Ses pas la conduisirent au dernier asile où reposait déjà Claudine. On l’y avait placée à seize ans. Trois étés avaient couvert cet asile de mousse et de fougère ; et les indifférens n’y voyaient déjà plus autre chose. On aurait ignoré au village qu’elle était là par la volonté de l’Amour, sans l’entretien qu’elle eut avec Marie, par un jour de fête, semblable au plus beau jour d’Annette. Marie l’avait alors raconté en pleurant à ses autres compagnes : ses autres compagnes l’avaient oublié, mais sa mémoire fidèle le lui retraçait encore. L’écho redit long-temps la plainte du malheur. Il fait survivre au malheureux ses derniers soupirs ; les traîne en gémissant dans les vallées lointaines. L’infortuné n’entend plus, son adieu dure encore. Et les adieux de Claudine résonnaient dans le cœur de Marie comme une musique triste, une mélodie vague, un chant simple et douloureux.

 
MARIE.

Viens donc, viens donc vite, bergère ;
La noce est au hameau.

 
CLAUDINE.

Va danser ; laisse-moi, ma chère,
Pleurer près de mon troupeau.

 
MARIE.

Viens, viens ; mets des fleurs sur ta tête,
On en doit aux Amours.

 
CLAUDINE.

Hélas ! les Amours pour la fête
Ont oublié mes atours.

 
MARIE.

L’église est déjà disposée ;
Vois le pasteur venir.

 
CLAUDINE.

Tant mieux pour l’heureuse épousée
Que le pasteur va bénir.

 
MARIE.

Elle est riche la pastourelle,
Lubin lui doit son sort.

 
CLAUDINE.

Qu’il l’épouse donc, l’infidèle !
Moi j’épouserai la Mort.

 
MARIE.

L’Amour changera ton envie ;
Attends-le comme moi.

 
CLAUDINE.

J’ai seize ans : je quitte la vie…
Il m’a blessée avant toi.

 
MARIE.

Nos bergers, pour venger tes charmes,
T’appellent sous l’ormeau.

 
CLAUDINE.

Celui qui fait couler mes larmes,
N’était-il pas le plus beau ?

 
MARIE.

Cet Amour, si doux au village,
N’est-il pas éternel ?

 
CLAUDINE.

Va le demander au volage
Qui me renonce à l’autel.

 
MARIE.

À demain donc, pauvre bergère,
Je reviendrai te voir.

 
CLAUDINE.

Demain je serai sous la terre…
Viens me dire adieu ce soir.

En effet, le soir même, une cloche aiguë se mêla tout à coup aux joyeux instrumens de la noce. Ce son lugubre interrompit la danse, et consterna l’assemblée. Il changea pour un moment le tumulte en un silence morne. Peu à peu le mouvement et le bruit recommencèrent : les visages reprirent couleur ; la danse se ranima, et l’on dit aux violons de jouer plus fort, pour couvrir cette cloche importune, dont le tintement plaintif avait fait tressaillir un infidèle, et jeté la pâleur sur son front rouge d’orgueil.

Le vieux pasteur, qui le matin avait fait orner l’autel de rians symboles, passa silencieux et grave devant la bruyante veillée. Sa tête vénérable était penchée dans l’attitude de la méditation. On devinait, à son maintien recueilli, qu’il venait de bénir un être moins heureux que Lubin.

L’innocente victime fut apportée dans le chœur de l’église, de cette église parée encore des vestiges d’une noce. Sur cette vierge, endormie pour toujours, était posée une couronne d’églantines blanches, comme celles qui brillaient le matin sur le front radieux de l’épousée. La même main qui plaça le voile blanc sur ce front coloré de pudeur et de plaisir, étendit le voile éternel sur l’innocence et la douleur : le triste cortége foula les mêmes fleurs dont l’église avait été jonchée sous les pas de l’ingrat Lubin : ces fleurs encore fraîches furent pressées par le cercueil de Claudine… Leurs parfums s’exhalèrent dans ces deux fêtes. En un jour la chapelle retentit d’un chant d’hymen et d’un chant de mort ; et Lubin avait pu dire : C’est pour moi !

Il est à croire que cette réflexion l’atteignit, et que la vanité ne prépare guère un avenir paisible. Il s’étourdit d’abord en courant dans ces belles vallées, sur ces riches côteaux, d’où il embrassait d’un coup-d’œil les vastes récoltes dont il était le maître. Ses yeux dévoraient tout. Peu à peu ses regards fatigués s’y promenèrent plus vaguement : il les y tenait souvent fixés des heures entières sans rien voir ; le jour le plus clair lui semblait noir et orageux. Un air d’ennui se répandit sur tout son être ; son teint brillant devint terne. Tout l’importunait ; tout excitait sa sombre humeur. Il semblait rassasié de ses biens en les voyant ; et il devenait avare avec les pauvres. On ne l’appelait plus le beau Lubin, mais le brusque Lubin. Il semble que la tristesse qui suit une mauvaise action prenne la teinte de l’action elle-même : ce chagrin farouche n’attendrit personne ; il repousse tout le monde. Tout le monde fuyait Lubin, quoiqu’il fût riche ; il fuyait aussi tout le monde, quoiqu’il n’aimât pas à se trouver seul.

Quand son intérêt l’appelait aux champs, il prenait de longs circuits pour éviter de passer contre le petit enclos qui entourait une chaumière abandonnée. La croix qui s’élevait de terre à cette place lui blessait la vue, l’air qui circulait autour l’oppressait ; il en détournait la tête en grondant les pâtres qui tremblaient devant lui.

Ainsi le tombeau d’une tendre fille effrayait un méchant : il y en a donc au village ! Hélas ! il y en a donc partout ! Ce tombeau, caché dans l’herbe, au pied d’une colline, était oublié des autres. Marie en avait seule retenu le chemin. Jamais elle n’avait évité d’y passer, jamais elle n’en approchait sans joindre avec ferveur ses deux mains, en offrant à Claudine une prière simple et touchante, et le bouquet de sa colerette.

C’est là que la bergère aux yeux noirs avait porté sa rêverie ; c’est là que le berger voyageur l’eût trouvée, s’il avait osé la suivre autrement que des yeux. Le départ du jour, l’ombre des arbres, l’avaient dérobée à ses regards inquiets ; quand il les ramena autour de lui, il fut surpris de ne pas voir tout le monde attristé de l’absence de cette jeune fille.

Le jour enfin s’éclipsa tout-à-fait. Julien le remarqua tout haut. Annette l’observait tout bas. On rentra en tumulte au village, et l’on chantait encore. Le berger n’entendait plus ; il cherchait dans la foule. Que cherchait-il donc ? Vraiment il ne le savait pas bien lui-même. L’assemblée lui paraissait moins nombreuse de moitié. Je crois pourtant qu’il n’y manquait qu’une bergère. Une bergère tient-elle tant de place ?

Geneviève était encore sur sa porte. L’heureuse Annette lui dit d’une voix émue : « Bonne nuit, mère Geneviève ! » Geneviève répondit avec amitié : « Dieu vous le rende, ma fille ! »

Le lendemain, au point du jour, la bonne vieille ouvrit sa fenêtre. Le jeune étranger l’y attendait.

— Vous voilà, berger ; quittez-vous ce hameau ? — Non pas sans vous avoir remerciée, ma mère. — Vous n’êtes donc pas fâché d’avoir vu la noce de Julien ? — Oh ! vraiment non, dit-il. — Et il soupira comme s’il était triste.

— Où allez-vous présentement ? Qui vous oblige à vous mettre en voyage ? Avez-vous quitté vos moutons pour long-temps ? — Je n’en ai pas. — À quoi sert donc votre houlette, si vous n’avez pas de moutons ? — Elle peut servir à défendre les troupeaux des autres, quand ils voudront me les confier. — Et vos parens, vous ont-ils ainsi laissé partir ? — Je n’en ai plus. J’ai perdu mes parens, qui ne m’ont laissé que mon amour pour leur mémoire ; ce bien ne me sera pas enlevé ; mais pour d’autres biens, ils n’en avaient pas. Forcé de servir les étrangers, n’ayant plus la douceur de servir mon père, qui fut jadis un berger puissant, j’ai quitté mon village où la servitude ajoutait un poids trop lourd au poids de mes regrets. — N’est-ce pas-là de l’orgueil, mon fils ? — Je n’en sais rien, ma mère ; mais j’aime mieux croire que c’est de la fierté, comme aussi du courage. Et mon père disait qu’on peut beaucoup en ce monde avec du courage ; il plaît à Dieu ; par lui, les bergers pauvres ne sont jamais méprisables, quand même les bergers riches les mépriseraient. — Enfin, vous allez donc servir ? — Il le faut bien, ma mère. — Mais, où ? — Je le savais hier : je n’en sais plus rien aujourd’hui. — D’où vient cela ? — Oh ! je ne sais pas d’où vient cela. Hier, je m’en allais avec confiance trouver un vieux pasteur que mon père m’a dit d’aimer comme lui-même, à cause qu’ils s’aimèrent dans leur jeunesse. Aujourd’hui, je préfère ce village à celui du vieux pasteur… il faut pourtant que j’aille vers lui ; mon père l’a désiré : je dois remplir le dernier vœu de mon père. — Mais vous reviendrez, berger ? — Il me semble que oui, Geneviève. Et il se mit à rêver.

Geneviève rêvait aussi. — Oh ! ça ! j’ai en pensée, mon fils, de vous obliger. Nous avons au village une bergère dont les troupeaux sont si nombreux, qu’elle pourra vous en confier au moins un. Je veux vous faire parler à Marie ; elle est aussi bonne qu’elle est riche. Ne l’avez-vous point vue hier à la fête ? — Oh ! je ne crois pas, ma mère, avoir remarqué la plus riche. — Mais seriez-vous content de la servir ? — Je le serai, Geneviève ; et charmé aussi de vous devoir sa préférence. — Écoutez donc bien ce que je vais vous dire. Ce n’est plus fête aujourd’hui. Marie est aussi matinale que le soleil ; vous la trouverez aux champs. Dites-lui que Geneviève lui veut apprendre une nouvelle. — Oh ! oui, ma mère, je l’aime mieux ainsi. — Courez donc, berger. Et le berger prit sa course vers le champ de Marie, que la bonne vieille lui indiqua de la main.

« Non, disait-il en lui-même, je n’ai pas remarqué la plus riche. Celle que j’ai vue hier, que j’ai revue en dormant cette nuit, est aussi simple, aussi pauvre que moi. J’ai lu dans ses yeux qu’elle est la plus douce, la plus timide des bergères. Elle est ainsi parce qu’elle est pauvre, sans doute. Les filles riches sont gaies ; cette belle fille ne l’est pas. » Et il ralentissait sa course parce qu’il trouvait du plaisir à parler ainsi tout seul.

Il y avait au même instant, à quelques pas, une petite bergère qui se parlait de même, qui rêvait, qui chantait en souvenir de la fête :

Un étranger vint un jour au bocage ;
On célébrait la noce de Julien :
Je crus qu’Amour arrivait au village,
Et mon regard s’arrêta sur le sien.

On l’entoura ; moi je restai muette :
Il fit danser l’épouse de Julien.
Le bouquet blanc tomba du sein d’Annette,
Et je tremblai qu’il ne donnât le sien.

Qu’elle est heureuse, Annette, mon amie !
Pour son époux elle a nommé Julien.
Quel nom, me dis-je, embellira ma vie,
Si l’étranger ne m’apprend pas le sien ?

Il m’aborda : Dieu ! que j’étais craintive !
Il me parla du bonheur de Julien.
En rougissant je m’éloignai pensive ;
En m’éloignant mon cœur chercha le sien.

Il me suivit ; je ne pus m’en défendre ;
Il était tendre et plus beau que Julien.
Sa voix tremblait ; mais si j’ai su l’entendre,
Notre hameau sera bientôt le sien.

Elle s’arrêta tout à coup parce qu’elle vit accourir de son côté le berger qui l’avait déjà fait taire une autre fois. Lui, qui aperçut une bergère assise au pied d’un grand arbre, la prit d’abord pour Marie. Il ouvrait la bouche pour parler ; mais sa bouche ne trouva rien à dire. Ce n’était point Marie. C’était cette fille silencieuse et charmante, qu’il avait perdue dans la foule et cherchée du cœur : et cette jeune fille, voyant devant elle l’étranger de la plaine, se leva pour le saluer avec politesse. Puis elle passa la main sur son front, croyant peut-être en ôter la rougeur, puis elle arrangea son tablier qui n’était pas dérangé. Ils demeurèrent ainsi long-temps à se regarder.

— Que cherchez-vous, berger ? dit-elle enfin avec un regard aussi pur que le jour qui se levait, et avec un sourire plus gracieux qu’on ne saurait dire. — Je cherche une bergère. — Je suis une bergère. — Vous n’êtes pas celle que Geneviève me fait chercher… Et le doux sourire et le doux regard se voilèrent d’une teinte de tristesse. — Nommez-la donc, dit-elle d’une voix timide, et je vous la ferai trouver. — Je ne suis pas pressé de lui parler. — Vous couriez pourtant bien fort au-devant d’elle ! — C’est qu’elle peut m’arrêter dans ce village, qui est pour moi plus beau que tous les villages du monde. — Heureuse bergère ! dit la jeune fille ; et leur silence recommença.

La jeune fille mourait d’envie de soupirer. Elle en surmonta la crainte en parlant : il n’y a rien de si embarrassant qu’un soupir au milieu d’un grand silence.

— Eh bien ! reprit-elle, dites-moi donc son nom, afin que vous lui parliez plus vite. — Quel nom ? s’écria-t-il en revenant à lui-même. — Mon Dieu ! Geneviève sait-elle mieux que vous celui de la bergère qui peut vous arrêter ici ? — J’aime mieux savoir le vôtre ; car il me semble que j’ai comme oublié le sien. — Je suis Marie ; mais ce n’est pas moi que vous cherchez. — Marie ! la riche Marie ! répliqua-t-il avec surprise ! — Qu’importe, berger ? — C’est que Geneviève m’a dit ce nom, et en vérité, bergère, je ne pensais pas qu’il fût le vôtre. — Êtes-vous donc fâché qu’il le soit ? — Fâché ! oh ! oui, fâché de n’avoir pas prévu que j’allais tant l’aimer !

Elle eut encore besoin de passer la main sur son front. Ils restèrent de nouveau sans parler, regardant les arbres, qu’ils ne voyaient pas ; et cherchant des mots, qu’ils ne trouvaient guère.

L’heureux nom de Geneviève les sortit encore de peine : Marie ne songeait plus à lui en vouloir. — Bonne Geneviève ! dit-elle tout émue. — Oui, bonne, ajouta-t-il, puisqu’elle m’envoie vers vous, belle Marie ; puisqu’elle veut vous prier en ma faveur. — Que pensez-vous qu’elle attende de moi ? — Le bonheur de celui qui vous parle, la grâce de vous servir, d’y consacrer mes jours. Je suis pauvre, et n’ai plus d’amis, plus de parens, point de troupeaux. Je veillerai sur les vôtres, et je me dirai heureux. Je le serai de ne pas quitter ce hameau, d’y borner mon voyage, et d’y cacher mon infortune. Si vous refusez Geneviève, je n’ai rien à faire ici ; dès aujourd’hui je poursuivrai mon chemin, j’irai…

— Berger, dit-elle vivement, vous savez mon nom, et moi je ne sais pas encore le vôtre. — Olivier est celui que m’a donné mon père. — Olivier, Olivier, répliqua-t-elle plus vivement encore, prenez ma place ; voici ma houlette. Veillez avec elle sur mes moutons. Je n’ai pas vu Geneviève aujourd’hui. On dit qu’elle porte bonheur à ceux qui lui parlent au matin ; et j’allais l’oublier !

Aussitôt la petite Marie, légère comme une chèvre qui fuit la contrainte, se mit à courir, sans attendre la réponse d’Olivier. Elle ne respira que lorsqu’elle se crut hors de sa vue ; s’arrêta pour retrouver son cœur qui battait avec violence ; et, songeant enfin qu’elle allait voir Geneviève, elle répéta vingt fois le nom d’Olivier, comme pour s’en ressouvenir.

Olivier, tout tremblant, s’appuyait sur la houlette de Marie. Elle me la confie, dit-il, elle me donne sa place… n’est-ce pas comme si elle avait répondu : « Berger, vous êtes mon serviteur. Je vous donne le droit que j’accorde aux pauvres pâtres qui reçoivent ce titre, de garantir mes troupeaux, de les défendre, et de les augmenter par votre active vigilance. » Ah ! Marie ! vous êtes aussi délicate que belle ; vous savez ménager les malheureux. Mais, hélas ! vous êtes riche, et bientôt, sans doute, j’aurai deux maîtres à servir… Deux maîtres !… C’est trop pour un berger si fier. Il le sentit, regarda en soupirant les nombreux moutons de Marie, répandus au loin dans la plaine, et ses yeux revinrent avec tristesse sur son agneau, son unique agneau, qui, tout joyeux de n’être plus seul, courait et bondissait au milieu de ses nouveaux compagnons. Son jeune maître resta long-temps absorbé dans un mélange de joie et de douleur. Deux pensées l’y plongeaient : Je reste où est Marie ; que je suis heureux ! Marie est riche ; que je suis à plaindre !

Enfin Marie remercia Geneviève : Olivier les remercia toutes deux. Gardien vigilant des troupeaux de sa jeune maîtresse, il ne se plaignait plus du sort qui l’obligeait de servir. Il se rappelait parfois le vieux pasteur, le désir de son père ; puis il l’oubliait. Mais passait-il un jour sans bénir Geneviève et la noce de Julien ? Oh ! non. Ces souvenirs charmaient les rêveries de son cœur : l’image de Marie était au milieu.

Une fois, il l’observait de loin ; c’était presque toujours ainsi qu’il la voyait. Marie n’osait l’appeler que de ses yeux noirs et languissans. Le regard d’Olivier semblait dire : Est-il vrai qu’elle m’appelle ? et son cœur languissant, comme les yeux de Marie, n’osait répondre : oui, elle t’appelle. Comme il devait souffrir ! il ne se plaignait pourtant pas.

Il l’aperçut, un jour, tenant sur ses genoux l’agneau qui, moins craintif que son maître, courait au-devant d’elle et la suivait partout. Elle le parait alors d’un ruban pour mieux le reconnaître, disait-elle. En avait-elle besoin pour le distinguer des autres ? Elle le regarda, le pressa dans ses bras, d’un air plein d’amitié, et lui donna doucement un coup de houlette pour l’obliger à retourner vers son maître dans ce nouvel et galant équipage. L’agneau se mit à fuir : Il m’entend, dit-elle avec joie ! comme si les agneaux entendaient !

Bientôt elle ne le vit plus. Elle fut d’abord contente, puis fâchée, puis inquiète. Si je l’avais blessé de ce coup de houlette ! c’est la première fois que je l’ai chassé ainsi ! où est-il !… s’il allait se perdre !… Pauvre Olivier ! Je t’aurais privé de ton agneau, ta seule richesse, ton seul amour peut-être !… tu dirais alors que je suis une méchante bergère ! Pour cette fois la crainte l’enhardit, et la douce Marie se crut autorisée à porter ses pas où l’appelait son cœur… Quelle joie pour elle d’y trouver en même temps l’agneau fidèle, et le pâtre solitaire qui le carressait à son tour avec un doux transport ! Les pieds légers de la petite Marie l’avaient apportée sans le moindre bruit : sa respiration précipitée la trahit. Olivier la devina sans la voir, et se leva plein de trouble et de saisissement, comme s’il venait de commettre une méchante action. Sa belle maitresse sut bientôt ce qui le faisait ainsi trembler.

« Ah ! berger, dit-elle, j’ai eu peur. Je le croyais perdu ; et… voilà ce qui m’amène de ce côté. »

Tandis qu’elle essayait à se justifier, Olivier tremblait de ne pouvoir se justifier lui-même. Marie, sans vouloir l’y contraindre, l’y contraignit pourtant. Elle se remit à flatter l’agneau de sa main carressante. Où donc est le ruban ? s’écria-t-elle : quoi ! petit agneau, tu as perdu mon ruban ! et ses yeux se portèrent timidement au chapeau du berger. Il est perdu, poursuivit-elle, ah ! je vois bien qu’il est perdu ! — Non, Marie, non, vous le retrouverez s’il vous est si cher, dit Olivier avec tristesse ; il ne tient qu’à vous de le reprendre. — Où donc est-il, berger ? — Il est là, dit-il en montrant son cœur ; il est là, Marie, sans cesser d’être à vous et avec vous… — Eh bien ! dit-elle avec une joie naïve, qu’il y reste avec moi ! et que ne pouvez-vous, berger, posséder de même tout ce que Marie possède et pourra jamais posséder ! Hélas ! vous n’avez qu’un mouton, vous qui savez si bien les conduire ; et j’en ai tant pour moi seule !… quand je sais à peine les garder !

Olivier ne pouvait respirer ni répondre : il était à deux genoux devant elle, et, ne pouvant détacher de son cœur le ruban qu’il venait d’y cacher, il voulut pourtant essayer de le rendre : il saisit la main de Marie, et l’approcha de ce cœur éperdu. Dieu ! comme il palpitait !… Marie eut peur, oh ! oui, peur d’avoir fait du mal au berger. Elle retira doucement sa main… sans le ruban. Elle était si bonne ! il était si beau !

— Et vous, petit agneau, dit-elle en respirant de son trouble, vous vous en passerez pour cette fois. — Ah ! Marie ! il peut bien s’en passer, lui ! Votre amitié vaut infiniment plus qu’un ruban, vous en aviez paré cet agneau,… vous l’aimez… — Oh ! oui, berger, reprit-elle dans l’abandon de son âme, mieux que mes troupeaux réunis, mieux que ces champs, ce côteau, ces cabanes que m’a laissés mon père. J’échangerais tout pour ce charmant agneau qui me suit sans cesse. Il me suit, berger, poursuivit-elle avec un sourire tendre et expressif. — C’est que vous l’appelez, dit-il. — Non, non, je n’ai pas besoin de l’appeler. Il me suit simplement parce qu’il sait que je l’aime. — Il sait que vous l’aimez ! Ah ! quel bonheur de vous suivre alors ! Que cela est bien facile ! et qu’il est heureux ! — Vous le croyez heureux. Eh ! bien, tant mieux, berger. Qu’il soit heureux toujours comme je veux que son maître… que tout le monde le soit auprès de Marie ! — Et deux larmes, brillantes comme la rosée sur les fleurs, roulèrent sur les joues de cette tendre fille.

Olivier la regardait dans un muet ravissement. Rien n’altérait l’ivresse où son âme était plongée. Ses yeux étincelaient du feu de la vie et de l’amour. Il regardait Marie ; il ne voyait qu’elle. Nulle distance ne l’en séparait, l’espoir seul était entre eux deux, un rêve enchanteur endormait la fierté. Cette jeune bergère, simple comme un enfant, lui faisait oublier qu’il était sans héritage. Et comment songer alors qu’il était pauvre ? il avait son ruban.

— Voyez, dit-elle, voyez, Olivier, ces riantes plaines qui s’étendent au loin, ces arbres courbés de fruits, cette moisson protégée du ciel et de la bénédiction de mon père, les voyez-vous ?… Ces biens, si fort estimés des habitans du hameau, sont devenus le partage d’une orpheline : qu’en ferai-je ?… qu’en feriez-vous, Olivier, s’ils étaient le vôtre ?

— Belle Marie, pourquoi demander à qui ne possède rien ce qu’il ferait d’un trésor qu’il n’aura jamais ? Dieu seul connaît le cœur et les pensées de ceux dont il enchaîne les actions. — Vous n’êtes donc pas heureux, berger, reprit-elle timidement ? — Heureux ! s’écria-t-il, je le suis de vous servir, ô Marie ! comme cet agneau l’est de vous suivre. Il n’a pas d’autre ambition. Je n’ai pas d’autre félicité. — Servir ! répéta Marie ; servir !… ne dites plus ce mot, Olivier ; il fait du mal à Marie… Ah ! si je pouvais le changer ! et elle porta les yeux au ciel ; puis se penchant doucement vers l’agneau : Écoute-moi, lui dit-elle, écoute-moi bien ! et l’agneau n’écoutait pas. Mais le berger écoutait, et elle continua. — J’irai à la prairie, à cette place heureuse où j’ai vu l’amour… de Julien pour Annette. Viendras-tu, petit agneau ? — Quand irez-vous à la prairie, bergère ? — Je ne sais, berger, mais j’irai. — Ce soir, Marie ? — Et Marie ne répondit pas. — Ce soir, répéta-t-il encore, comme s’il implorait sa réponse. — Oh ! dit-elle en s’échappant, il le devinera bien. —

Quand elle fut un peu loin, il lui vint en tête de se retourner pour s’assurer si l’agneau l’avait devinée. Elle ne vit qu’Olivier dont le regard suppliant semblait lui répéter : Ce soir, Marie, ce soir.

Pourquoi cet entretien tomba-t-il dans l’oreille d’un méchant ? Il faut donc toujours parler bas quand on parle d’autre chose que du soleil et de la moisson. Mais alors il faudrait être bien près l’un de l’autre pour s’entendre, et Dieu sait ce que les méchans en pourraient penser ! Celui qui le fut assez pour surprendre à travers les feuilles d’un bouquet d’arbres le premier secret de Marie, sans en respecter l’innocence, était aussi un berger, mais avare et jaloux ; assez instruit dans l’art de conduire les troupeaux ; mais mieux instruit de beaucoup dans toutes sortes de noires malices. Or, puisqu’il en faut parler, il est juste de dire tout ce que l’on en raconte.

La jalousie qui le piquait au cœur, n’avait pas en vérité l’amour pour son excuse. Il avait bien les yeux assez grands pour voir que Marie était belle ; mais ses yeux s’ouvraient avec plus d’envie sur ses beaux troupeaux qu’il avait autrefois gouvernés, et voilà pourquoi il était fâché de leur voir un autre gardien. Ce pâtre ingrat était pourtant riche par le bon cœur de Marie. Cette généreuse bergère lui ayant retiré la conduite de ses moutons, en faveur de l’étranger de la prairie, n’avait pu supporter une idée d’injustice. En gardant ses autres serviteurs, serviteurs choisis, estimés par son père, elle avait comblé celui-ci de bienfaits, et lui avait dit avec sa grâce touchante : « Écoute, Lucas, voici une pannetière nouvelle ; prends-la, prends encore cette jolie houlette. Sais-tu pourquoi je te fais ce présent ? Eh bien ! Lucas, c’est pour t’avertir que tu vas avoir un petit troupeau, dont tu seras le maître à toi seul, dont tu pourras faire tout ce que tu voudras. J’y joins aussi cette jeune chèvre et son chevreau. Si quelque mouton vient à te manquer par la faute du loup ou bien autrement, viens aussitôt me le dire. Avec cela tu peux devenir riche et te marier à Rose qui t’a déjà donné son ruban, de quoi sa mère était fâchée. Elle ne sera plus fâchée quand elle te verra berger pour ton compte ; et moi je serai contente d’avoir ainsi fait ton bonheur et celui de Rose. Accepte donc, Lucas, et songe à moi le jour de ton mariage. »

Lucas prit tout sans rien dire, et s’en alla. Marie disait : « Il ne parle point, parce qu’il est surpris et troublé de joie. Que Dieu m’a fait de grâces en me rendant une riche bergère ! »

Depuis lors, ce mauvais pâtre n’avait pas osé murmurer tout haut ; on lui aurait dit : Lucas, tu n’as pas raison de te plaindre, et tu devrais rougir. Il ne murmurait donc pas, mais il roulait dans sa tête quelque complot de haine contre l’innocent Olivier. On peut juger en quoi ce jeune berger méritait sa haine. L’envieux Lucas passait souvent presque sur ses pieds sans lui dire une seule fois : Dieu vous garde, berger, ou d’autres choses qui marquent un bon cœur. Olivier n’y songeait guères, il songeait à Marie. Seulement il portait la main à son chapeau ; car l’amour n’empêche pas d’être poli ; mais il l’empêchait de s’apercevoir que ce noir Lucas le regardait en-dessous comme s’il lui avait dit : Prends garde !

Voilà comme il se fit que rôdant incessamment autour des champs de Marie, il vit ses beaux yeux attachés sur ceux du berger attentif, et devina tout ce que des yeux si beaux peuvent dire quand l’âme y vient toute entière.

Il n’eut plus alors la patience d’attendre une autre fois pour insulter l’étranger de la prairie : c’était toujours ainsi qu’on le désignait au village.

Oh ! que l’Amour aurait bien dû le rendre aveugle ! et ne l’ayant pas fait, peut-être par pitié pour Rose qui était jolie, le rendre au moins muet, afin d’enchaîner cette méchante langue qui va causer tant de mal ! Que n’était-il là quelque enfant malin pour chasser ou distraire ce curieux insensible ! Mon Dieu ! n’y avait-il personne pour empêcher ce qui va survenir !

« Ah ! ah ! dit-il dans son grossier langage, c’est donc pour ensorceler les bergères que tu viens ici, berger ? »

Olivier regarda d’où sortait tout à coup cette voix grosse et dure. Ah ! qu’elle lui sembla rude ! celle de Marie résonnait encore à son oreille. Il chercha l’autre, mais avec peine, car ses yeux, son âme, ses pensées, tout était fixé sur le ruban de sa bergère chérie.

« Vraiment ! poursuivit Lucas, tu fais déjà, je m’en doute, le compte de tes moutons et de l’argent qu’ils peuvent valoir ; et Marie croit que c’est à elle seule que tu rêves. Mais à qui n’a rien comme toi, il faut d’autres dons que des rubans, n’est-il pas vrai ? »

« Tu es un lâche berger, s’écria Olivier. Qui t’a dit que ce ruban vînt de Marie ? je te trouverais bien osé de le croire, et de le soutenir devant moi ! » « Osé ! dit Lucas, en raillant, ose donc, toi, démentir ce que j’ai vu. Mais non, ce n’est point Marie qui t’a donné ce ruban ; c’est toi qui l’as pris, comme aussi la place d’un autre ; et qui prend cela peut prendre tout le reste, encore qu’il n’ait rien à donner en retour. »

« Va ! dit Olivier, tout tremblant de colère, s’il m’était permis de lever le bras contre un seul de ce village où j’ai trouvé l’hospitalité, tu serais déjà renversé à terre, et pour long-temps, vil espionneur de bergers. Je te tiens plus méchant qu’un loup : j’en ai tué plusieurs, prends-y garde ! et si tu n’as pas avec ta noirceur, la prudence de t’enfuir au plus vite, tu verras que le pauvre pasteur que tu insultes, est puissant et riche en courage ! »

L’attitude et le regard d’Olivier que l’on croyait timide, glacèrent tout à coup la brusque ironie de Lucas, qui était lâche, à vrai dire. Il fut décontenancé de frayeur, devint pâle, de rouge-brun qu’il était, et s’éloigna à reculons pour choisir tout doucement la minute de prendre sa course. « Va ! va ! cria-t-il en s’enfuyant, je ne te ferai point de tort ; épouse seulement notre bergère, si tu as autant de courage pour porter ta honte, que tu en as pour menacer ceux qui voient clair dans tes ruses et tes sortiléges d’amour. »

Olivier s’élança pour courir après lui, car le sang lui montait du cœur au visage, et avec lui le besoin de se venger. Mais l’humiliation ! ce trait amer qu’on venait de lui jeter droit dans l’âme, l’humiliation l’enchaîna sur la place ; et le jeune berger, couvrant de ses deux mains les larmes brûlantes qu’il rougissait de répandre, se laissa tomber sur l’herbe, où il pensait tant à la fois, qu’il ne pensait plus.

Cependant, que Marie était heureuse ! Qu’elle était calme et soulagée ! tout la charmait, tout s’animait pour elle. Il lui semblait voir pour la première fois des choses qu’elle avait vues mille fois et davantage. Qu’il a raison, disait-elle, de trouver ce village charmant ! Comme le ciel y est bleu, clair et serein ! Comme les fleurs sont gaies, vives et brillantes ! Et tout en parlant, en rêvant, elle en cueillit pour sa coiffure. Elles brillaient dans ses cheveux noirs, et semblaient tenir leur éclat de son bonheur : elle en mit dans sa collerette, elle en assembla d’autres en bouquet ; on voyait bien, à son sourire caressant, sur quel cœur il devait se reposer.

Ce jour passa, il n’avait pas eu un nuage. Ah ! Marie ! n’en souhaitez pas la fin : il est si pur ! si c’était le dernier ?

Marie, dans la plus tendre ivresse, courut enfin au bocage. La campagne se reposait de la chaleur du jour. Vers le soir, le silence des champs est si expressif, il dit mille choses qui pénètrent le cœur, et Marie les entendait. Le soleil brûlait encore ; par degrés il brûla moins ; puis il pâlit, puis il s’effaça ; ce ne fut que lorsqu’on ne vit plus que le nuage rouge qui le suit à l’horizon, que la bergère en détourna ses yeux éblouis ; ils parcoururent en vain la grande prairie, elle n’y vit que quelques bergers qui déjà regagnaient le hameau. Elle porta la main sur son cœur oppressé : il faut croire qu’il l’était beaucoup, car elle parlait ainsi tout haut, se persuadant peut-être qu’Olivier en entendrait quelque chose :

Olivier, je t’attends ; déjà l’heure est sonnée :
Je viens de tressaillir comme au bruit de tes pas.
Le soleil qui s’éteint va clore la journée ;
Ici j’attends l’Amour, et l’Amour ne vient pas.

Le berger lentement regagne sa demeure.
Tout est triste au vallon ; Olivier n’est pas là !
De notre rendez-vous lui-même a fixé l’heure :
Je n’avais rien promis, et pourtant me voilà.

Adieu, mon Olivier, je m’en vais au village ;
Pour toi je l’ai quitté ; j’y retourne sans toi.
Demain pour t’excuser tu viendras au bocage ;
J’y laisse mon bouquet, il parlera pour moi.

Elle jetta son bouquet à la place même qu’elle venait de quitter ; et sa plainte n’ayant que bien peu soulagé son cœur, elle sortit du bocage, porta son tablier sur ses yeux brûlés des derniers rayons du soleil ; et peut-être aussi pour essuyer quelques larmes : qui sait ? une bergère amoureuse pleure souvent.

Elle s’en retournait donc cette belle Marie, la tête penchée ; effeuillant, sans y songer, les marguerites et les roses qui lui restaient pour parure : qu’avait-elle besoin d’y prendre garde ? que lui faisait-il à cette heure d’en être ornée comme aux jours de fêtes ? Hélas ! pour qui veut-on être belle au village ? ce n’est pas pour soi-même.

« Bonsoir, bergère, » lui dit-on ; et ses yeux se levèrent à peine, car elle entendit bien que cette voix n’avait rien à lui dire de plus que bonsoir. « Bonsoir, Lucas », répondit-elle avec sa douce manière. Pouvait-elle croire qu’il fût la cause du chagrin qu’elle emportait avec elle ? Pauvre bergère ! vous étiez triste avec l’innocence au fond du cœur ; il était joyeux avec la malice au fond de l’âme. Il voyait bien ce qui vous rendait pensive, il savait bien pourquoi les roses et les marguerites vous tombaient des mains : il en riait dans sa méchante joie, et suivait d’un œil moqueur la démarche inégale et triste de celle qui n’avait jamais su être joyeuse que du bonheur des autres.

Elle rentra dans sa chaumière avec sa douleur, cette vague douleur que la nuit nourrit trop bien dans l’âme. Elle n’avait pas de colère, pas de jalousie ; qu’avait-elle donc ? que disait-elle pour ses raisons ? Elle ne disait rien, elle pleurait. Ce fut ainsi qu’elle passa la moitié de cette nuit, appuyée sur une petite fenêtre, regardant courir la lune tantôt claire et radieuse, tantôt obscurcie par des nuages qui couraient plus vite qu’elle ; ce qui attristait beaucoup les rêveries de la bergère. Elle regardait aussi parfois la petite cabane de berger où dormait sans doute Olivier. Ses yeux seuls, je crois, pouvaient l’apercevoir à cette heure et de si loin. Mais ne lui enviez pas son sommeil, Marie,… Olivier ne dort pas plus que vous.

Par degrés le vallon disparut dans une obscurité profonde ; les arbres, les côteaux, la petite cabane même, tout se voila d’une ombre noire, la chaleur devint étouffante, un bruit sourd effraya la nature endormie, les nuages s’abaissèrent ; on aurait cru pouvoir les toucher de la main ; des éclairs les entrouvrirent bientôt ; et l’orage éclata de tous les points du ciel. Quelques oiseaux effrayés fuyaient leurs nids en jettant un cri d’allarme ; et en se rencontrant dans leur vol inégal et rapide, semblaient s’annoncer leurs craintes et leur danger en poussant dans l’air des cris plus aigus.

Marie n’osait plus ni rester à la fenêtre, ni rentrer dans sa chambre. Point de lumière, personne pour la rassurer. On a bien plus peur quand on ne peut dire à quelqu’un : j’ai peur !

Était-ce d’ailleurs pour elle seule qu’elle était tremblante ? « Olivier ! disait-elle à voix basse, Olivier !… » Ce nom commençait et finissait sa prière ; et en priant, elle regardait ce désordre, ces torrens de pluie qui paraissaient devoir inonder le village : elle respirait à peine ; un éclair vint encore rougir l’obscurité, et Marie crut entrevoir au pied de sa maison… Un coup de tonnerre plus fort que tous les autres lui fit fermer les yeux et lui arracha un cri perçant : une voix douce lui répondit jusqu’au fond de l’âme. Oh ! la voix des anges est-elle plus ravissante que ne le fut cette voix pour l’effrayée Marie ? Elle osa donc rouvrir les yeux, et, s’approchant encore de la fenêtre, elle entendit ces mots prononcés tristement : « Calmez-vous, Marie, calmez-vous ! Demain, ô mon amie !… Demain je vous verrai encore ! »

Cet accent plaintif était celui de l’Amour même, c’était l’accent d’Olivier. « Cruel ! » dit la bergère ; et sa voix, faible de tendresse et de frayeur, ne put trouver une plus longue réponse. Le pauvre Olivier l’avait bien entendue.

Le silence succéda. Le tonnerre s’éloigna en roulant au loin sa force épuisée. Le calme revint au ciel, et Marie ferma sa fenêtre. Elle tomba sur son lit où la fatigue et le sommeil effacèrent de son esprit le rendez-vous, l’orage et la frayeur.

Les rêves prirent la place de la réalité. Ils se plaisent à distraire une âme agitée ; celle de Marie s’ouvrit à leur impression : dans cette foule variée et légère, qui s’évanouit sans laisser de trace, une erreur touchante la reporta vers sa douzième année. Heureuse année où les bergers ne font pas encore pleurer les bergères !

Elle était seule sur le penchant d’une colline, bordée d’arbres touffus et de buissons parfumés. De cette colline descendait un ruisseau qui courait dans les prés émaillés de fleurs, s’enfuyait en serpentant à travers les champs voisins, et les ornait d’une bordure d’argent. Une petite chaumière dominait sur cette colline : c’était la seule habitation de ce lieu le plus solitaire de la contrée. Les fleurs y venaient sans culture et mouraient sans avoir été cueillies. C’est là que Claudine avait reçu la vie, c’est là qu’elle dormait au murmure des feuilles et de l’eau : le soleil couchant semblait abandonner à regret ce lieu paisible et le caresser de son dernier rayon. La lune se levait pour l’éclairer à son tour, et cette heure vague entre le jour et la nuit, enchaînait la pensée entre la joie et la tristesse ; nul être vivant n’animait ce tableau, nul bruit ne se mêlait au léger bruit du vent qui formait dans l’air une plainte aussi douce que la dernière plainte de Claudine.

Marie était sans frayeur, mais elle respirait à peine, pour ne pas troubler la paix silencieuse qui régnait autour d’elle ; toute entière à la rêverie, ses pieds semblaient attachés au sol ; immobile, et muette dans sa contemplation, elle souriait au ciel pour le prier de ramener Claudine dans sa chaumière inhabitée… Et le ciel ne rend pas les anges qu’il reprend à la terre ! Mais il faut croire qu’il accorde à ceux qui les ont aimés la faveur de les entrevoir parfois dans le sommeil. Aussi Marie crut entrevoir une jeune fille qu’elle reconnut pour Claudine ; elle était belle comme la vierge qu’elle priait à l’église du hameau. Marie la regardait avec ravissement s’élever au-dessus d’elle en lui tendant les bras : la joie et la surprise lui rendirent la voix. Viens donc, Claudine, viens donc, dit-elle ; nous irons jouer à la prairie. Et Claudine la regardait sans répondre.

Dis-moi, bergère, qui t’a donné ce voile blanc comme celui d’une vierge ?… Et Claudine déploya sans parler un autre voile qu’elle étendit sur la tête de Marie… Oh ! Claudine ! pour qui est celui-ci ? s’écria-t-elle… Elle crut le sentir tomber sur elle ; et, levant les bras pour essayer de s’en dégager, elle s’éveilla en appelant Claudine.

Je rêvais, dit-elle, et Claudine m’est venue voir. Elle se leva sans trouble, mais abattue et faible. Le jour qui se levait aussi, se ressentait comme elle de la fatigue de l’orage. L’air était épuré, mais le soleil manquait de force. L’automne approchait ; les oiseaux n’osaient plus chanter gaîment : ils gazouillaient en secouant leurs petites ailes mouillées.

Marie entrouvrit sa chaumière, elle fut émue d’y trouver Olivier qui paraissait l’attendre ; les vêtemens du berger semblaient tout pénétrés de la pluie, et Marie n’eut pas la force de mettre un reproche dans son regard. Il y en avait peut-être de plus touchans dans son maintien, dans le désordre de ses beaux cheveux que ne retenaient ni chapeau, ni ruban ; enfin dans la rougeur légère qui monta sur son front. Tout cela pouvait parler au berger, dont l’aspect n’était pas plus joyeux. Il venait, ce pauvre berger, prendre un long congé de sa jeune maîtresse, et cherchait avec quels mots il pourrait dire : Adieu, Marie ! Ceux-là lui ôtaient la respiration.

— Quelle nuit ! dit enfin la bergère en regardant la campagne attristée. — Quel orage ! dit Olivier en posant la main sur son cœur. Il semblait que l’orage fut là ! — La soirée était si belle à la prairie, ajouta-t-elle d’une voix tremblante. — Les yeux d’Olivier troublèrent son âme : ces yeux-là étaient si tristes ! Ce fut pourtant avec le courage d’un honnête berger qu’il se justifia dans l’esprit de Marie, qu’il lui rendit grâces du bonheur qu’il avait eu de la servir, et qu’il lui apprit la nécessité cruelle où il se voyait de quitter le village, parce qu’il était pauvre et qu’il l’adorait, qu’elle était riche et ne pouvait pas l’aimer. — Je vais trouver le vieux ami de mon père, continua-t-il, je ne rentrerai dans ce village trop chéri, que si je puis un jour mêler des troupeaux à ceux de ma belle maîtresse, car encore et toujours Marie sera la maîtresse du fidèle Olivier, qui la prie à genoux de reprendre sans colère cette houlette qu’elle confia généreusement au malheureux étranger. — Comme aussi tout mon amour, dit Marie à voix basse, et que je ne saurais reprendre comme on reprend une houlette. — Ce mot d’amour prononcé presqu’en gémissant, traversa le cœur d’Olivier, déjà tout navré de tristesse ; mais il porta dans cette tristesse une joie indéfinissable, car cette joie est sans gaîté, et s’exprime avec le silence et des larmes.

Il restait à genoux. Marie était plongée dans sa douloureuse surprise. Elle le regarda long-temps sans parler. — Olivier, dit-elle enfin, ne t’en va pas, car je mourrai. — On ne meurt pas d’amour, Marie ! — Et son regard troublé le démentait. — Ah ! berger ! c’est ta chanson qui dit cela, mais mon cœur dit autrement ! et un soupir s’échappa de ce cœur profondément blessé ! — Quel mal vous me faites, Marie ! — Ne souffrez pas, reprit doucement la bergère, il me semble que je souffre assez pour nous deux. Allez, ajouta-t-elle, allez chercher ailleurs tout ce qui manque ici pour vous rendre heureux. — Oh ! ne parlez pas ainsi, ma bien-aimée Marie ! Ne dites pas des choses qui déchirent le cœur. — Que faut-il dire, berger, pour vous rendre content ? — Content ! hélas ! je ne puis l’être, mais soyez-le du moins. Que je n’emporte pas votre image attristée. — Oh ! Marie ! faites qu’elle me console, puisqu’elle sera la compagne de ma vie ! oh ! que je voie encore une fois votre bouche sourire !

Marie le regarda en s’efforçant de sourire. Hélas ! il ne savait pas ce qu’un sourire coûte à la douleur ! Ce tendre effort le trompa, il lui donna le courage de s’éloigner enfin de cette belle Marie, qui resta immobile sur le seuil de sa porte. Sa bouche conserva long-temps la même expression ; et ses larmes coulaient depuis une heure, que sa bouche souriait encore.

On ne peut savoir comment Olivier trouva son chemin en s’arrachant d’auprès d’elle ; il cacha sa figure sous ses mains tremblantes : c’était sans doute par le simple effet de l’habitude, car il ne recouvra la vue, la pensée et la vie, qu’en traversant la grande prairie. Là, s’appuyant à l’entrée du bocage où Marie l’avait attendu la veille, il crut sentir son cœur entr’ouvrir sa poitrine pour se jetter sur le bouquet effeuillé qu’il aperçut dans l’herbe… Il saisit ce trésor que l’orage avait flétri, et l’emporta pour le seul prix de ses soins et de la paix de ses beaux jours. En quittant ces lieux, il ne se plaignit pas : qu’avait-il encore à dire ? il avait dit adieu à Marie.

La reconnaissance le conduisit à la porte de Geneviève. La bonne vieille laissa tomber sa quenouille en l’écoutant. Elle s’était dit à elle-même. Marie est orpheline et maîtresse de son héritage ; mon étranger est pauvre, mais il est jeune et beau ; je les verrai peut-être un jour entrer à l’église comme Annette et Julien. Tous deux s’arrêteront aussi devant moi, en souvenir du jour où je le fis descendre dans la plaine. Cette idée la rendait fière et joyeuse. L’adieu d’Olivier dissipa ce beau rêve ; on les aime à tout âge ; Geneviève perdit celui-ci à regret ; elle n’avait plus guère de rêves à recommencer. — Adieu donc, mon fils, lui dit-elle, je ne saurais blâmer ni louer votre courage ; mais je vois qu’il faut vous plaindre, et je vous plains. Que le ciel vous conduise et vous ramène ! Oui, je le prierai pour Marie, qui est une si bonne bergère. Il saura bien, s’il lui plaît, défaire tout l’ouvrage du méchant pâtre qui vous fait fuir. — Oh ! ma mère, dit Olivier, je ne fuis pas ! je m’en vais pour le repos de cette belle Marie. Hélas ! je ne puis l’honorer par ma tendresse, puisque le mépris tombe sur ceux qui n’ont que de l’honneur ! Et il s’en alla.

Geneviève ramassa lentement sa quenouille : son rouet tourna languissamment jusqu’au soir. Il ne fit pas clair ce jour-là au village ; l’absence de la gaîté est comme l’absence du beau temps. Tous les jours se ressemblèrent pour Marie. Le hameau s’agrandit pour elle, et devint désert : il lui semblait que tous les habitans s’en étaient allés ; qu’on l’avait oubliée dans sa chaumière, et qu’elle restait-là pour attendre et pleurer. Le temps se traînait sur son cœur, l’étouffait de son poids ; sa douleur, qui ne s’exhalait par aucune plainte, devint l’unique sentiment de sa vie.

Un soir, au retour des champs, elle rêvait sur sa porte. Lucas guettait pour connaître l’effet de son manége ; il passa si près d’elle, que son ombre lui fit peur. En s’excusant de la distraire, il s’arrêta, enhardi par la nuit, parla du temps, dit qu’il était orageux, nuisible à la terre, et trop chaud pour l’automne.

— Oui, dit-elle sans lever les yeux, le temps me pèse ! mais toi, Lucas, malgré l’orage, tu dois être content. — Il faut l’être de tout, dit-il en essayant de rire. — Oui, reprit-elle tristement, même du chagrin des autres. — Par votre bonté, s’écria-t-il, je n’ai pas un si mauvais cœur, et quand je vois de l’ennui sur un visage, cela m’empêche de chanter. — Ne me regarde jamais au visage, dit elle, car tu ne chanterais de long-temps. — Oh ! reprit-il, en cherchant une voix plus douce, elle doit être heureuse celle qui fait le bien, qui donne de petits troupeaux aux pâtres de son village, l’hospitalité à ceux qui n’en sont pas… — Ah ! cette bergère n’est plus heureuse, s’écria Marie, depuis qu’elle craint de voir des méchans autour d’elle. —

Lucas rougit, mais il faisait sombre, et il répondit hardiment : « Une bonne bergère doit-elle craindre les méchans ? Tout son hameau la chérit, la respecte. Ceux qui l’ont vue petite, qui l’ont servie dans son enfance, la défendraient contre les étrangers qui voudraient lui nuire. Ceux-là, j’entends, qui s’arrêtent par hazard, par ennui, par curiosité, qui se disent malheureux pour éprouver les bons cœurs, qui prennent un air triste pour intéresser les jeunes bergères. »

— Que veux-tu dire, Lucas ; interrompit Marie avec émotion ? — On a vu de pareilles choses, poursuivit-il, en cherchant à lier dans sa tête ce qu’il disait au hasard. Mais on reconnaît bien les bergers des habitans des villes. Il en est qui cherchent les aventures de village ; le village les fatigue bientôt, et ils s’en vont. —

Marie ne l’entendait plus. Plongée dans une rêverie qui absorbait jusqu’à sa raison, elle semblait attentive à la voix qui venait de lui déchirer l’âme. Mais la voix trompeuse n’y arrivait plus : cette âme faible se refermait sur le trait mortel qu’elle avait reçu. Trop naïve pour démêler l’artifice, trop sensible pour ne pas accueillir un nouveau motif de larmes, elle crut sans réflexion tout ce qu’il plût à Lucas d’inventer pour noircir Olivier, se justifier lui-même, et regagner les bonnes grâces de la bergère. La voyant silencieuse, il ajouta mystérieusement qu’Olivier n’était qu’un jeune seigneur s’en allant recueillir un héritage ; sans doute l’héritage qui le rendait glorieux, jusque-là de lui avoir reproché de n’être qu’un rustre et un grossier villageois. Tout le monde ici, continua-t-il, sait bien comme moi qu’il n’est pas berger, car il était fier, et dansait mieux que nous ; sans compter qu’il lisait en gardant vos moutons, au lieu de ne penser à rien et de dormir comme font les pâtres.

« Va-t-en, Lucas, dit alors Marie à voix basse, va-t-en. J’en sais plus qu’il n’en faudrait pour être contente. Si l’étranger n’est pas à plaindre, je connais d’autres infortunés ! Ma pitié sera pour eux. Va-t-en. »

Lucas partit joyeux. Marie devint alors tout à fait malheureuse, elle n’espéra plus. Olivier n’était donc qu’un trompeur !… Ah ! disait-elle, s’il fût né aux champs, il m’aimerait encore ; mais, hélas ! il n’est pas de mon hameau : je l’aime pourtant comme si j’étais née le même jour et dans la même chaumière… C’est donc à la ville qu’il s’est en allé !… — Ce fut la première fois qu’elle s’occupa de la ville. Enviée dans son village, elle mourait de douleur de n’être qu’une bergère ; cet orgueil d’amour était le seul qu’elle eût jamais connu. On ne la voyait plus aux jours de fêtes. Elle restait isolée et sombre ; et les jours où tout le monde se livrait au travail, elle abandonnait le sien pour pleurer sous le grand arbre qui lui servait de retraite. Sa voix, qui commençait à s’affaiblir avec ses forces, exhalait des plaintes perdues ; elle les adressait à l’image cruelle et chérie qu’elle voyait errer partout. Olivier, s’écria-t-elle, Olivier !

Que n’as-tu comme moi pris naissance au village !
Que n’as-tu pour tout bien un modeste troupeau !
Olivier ! les trésors d’un brillant héritage
Valent-ils le bonheur que t’offrit le hameau ?

Sans regret, tu l’as donc quitté ce simple asile !
Le calme pour le bruit, et les champs pour la cour !
Tes beaux jours, Olivier, couleront à la ville,
Et moi dans un hameau je vais mourir d’amour.

Si jamais au village un regret te ramène,
Si tes pas incertains s’égarent au vallon,
Tu verras nos deux noms gravés sur le vieux chêne,
Et le cœur qui t’aima, couvert d’un froid gazon.

Comme la fleur des bois qui se dessèche et tombe,
Le soir d’un jour brûlant verra finir mon sort ;
Et notre bon pasteur écrira sur ma tombe :
« Olivier ! ne plains pas la douleur qui s’endort. »

« Tu chantes, Marie, et tu as l’air triste. » Marie leva sa tête languissante, et vit l’heureuse Annette portant dans ses bras le premier fils de Julien. — Bonsoir, Annette. Que parles-tu de chanson ? — Tu en essayais une, Marie ; mais peut-on chanter si tristement ! — C’est que j’étais seule, dit-elle. — Et ses yeux, encore humides, se portèrent sur l’enfant qui dormait au sein de sa mère.

« Écoute, Marie ; j’ai été seule comme toi ; je perdais mes couleurs comme tu vas perdre les tiennes : regarde-moi ! Julien me les a rendues. Oh ! Marie ! Serais-tu triste encore si tu tenais dans tes bras un enfant beau comme le mien ? si tu le voyais rire et s’agiter comme pour te remercier de l’avoir fait naître ? »

Marie embrassa le bel enfant sans répondre, et soupira profondément : les deux amies restèrent alors immobiles en face l’une de l’autre ; elles se regardaient d’un air touchant, mais ne se parlaient pas ; Annette n’osait plus paraître heureuse, et Marie se reprochait d’attrister Annette.

La voix de Julien les sépara. Il appelait de loin son Annette, qui le rejoignit rêveuse. Marie les vit s’embrasser et se disputer le plaisir de porter l’enfant endormi ; ils rentrèrent ensemble sous leur toit paisible ; elle regagna le sien, seule ! toujours seule ! Que ne devinait-elle les tourmens d’un cœur qu’elle croyait avoir perdu ! qui avait tant souffert pour elle ! Triste et froide absence ! hiver de l’amour ! quel voile vous étendez sur la vérité même ! qu’il est facile de la méconnaître sous les ombres vagues dont vous l’enveloppez !

En quittant le hameau, se traînant au hasard, suivant à peine les routes qu’on lui indiquait pour gagner un autre village, Olivier s’arrêtait souvent accablé de lui-même. Souvent il retournait sur ses pas, s’arrêtait encore, et reprenait le chemin qu’il venait de parcourir deux fois ; il s’assit enfin au bord d’un ruisseau qui semblait causer avec lui, et le plaindre. Les brûlantes chaleurs de l’été avaient changé la couleur des campagnes ; la verdure était flétrie ; les fleurs n’avaient plus d’éclat, leurs feuilles détachées tombaient dans le ruisseau qui s’enfuyait avec elles ; les bois recevaient à chaque heure l’adieu de tout ce qui les avait embellis : le bruit du vent, des feuilles et de l’écho, leur disait lentement adieu ! Ce mot plaintif circulait partout, et venait mourir dans le cœur du jeune berger.

Une seule marguerite se balançait encore sur sa tige, au milieu de l’herbe desséchée ; cette reine modeste des prairies attacha les regards d’Olivier, elle lui retraçait Marie : tout ce qui était simple et gracieux lui ressemblait ; et il se plaignit à cette fleur comme à sa bien aimée.

Marguerite, fleur de tristesse,
Je t’aime mieux qu’une autre fleur :
De ma jeune et simple maîtresse
Ne m’offres-tu pas la candeur !
L’auréole qui te couronne
Attire et repose les yeux ;
Le doux éclat qui l’environne
Est l’aimant d’un cœur malheureux.

Ruisselet, dont l’eau calme et pure
Parle tout bas au voyageur,
Le bruit égal de ton murmure
Est moins égal que son humeur :
Ton onde ranime en sa course
Le tremble et le frêle roseau ;
Ainsi, sa belle âme est la source,
Chaque jour, d’un bienfait nouveau.

Et vous qui gémissez encore
Du doux gémissement des bois,
Triste écho, votre voix sonore
Est moins sonore que sa voix !
Si vous plaignez ma rêverie,
Répétez l’accent du malheur ;
Rendez-moi le nom de Marie,
Et soyez l’écho de mon cœur !

L’écho le redit et le promena long-temps ; il était perdu dans l’air, qu’Olivier l’écoutait encore… puis, comme sortant d’un songe, il se retrouva seul, et s’éloigna.

Les routes inégales qu’il suivait, reculèrent le but de son voyage ; de lourds nuages couvraient les journées, et ôtaient aux nuits leur fraîcheur salutaire. Un soir, égaré du chemin, excédé de fatigue, il s’arrêta au pied d’une cabane, n’osant y frapper si tard : un banc de gazon, qui se trouvait à la porte, lui servit de lit ; il attendait impatiemment l’heure où les bergers vont aux champs, pour leur demander et reprendre sa route, lorsqu’il entendit ouvrir une fenêtre de la cabane. L’obscurité couvrait encore la vallée et les maisons ; mais il distingua les voix de deux femmes qui causaient ainsi entre elles :

« Peux-tu dormir, paresseuse bergère !
Dans ton laitage a-t-on mis des pavots ?
Éveille-toi ! l’alouette légère
Chante le jour et l’heure des travaux. »

« Non, non, ma sœur, ce n’est point l’alouette ;
Elle sommeille avec son chant d’amour :
C’est un berger dont la tendre musette
Durant la nuit te fait rêver au jour. »

« Ouvre les yeux ! vois l’étoile brillante
Qui vient chercher le pasteur matinal.
Son doux rayon chasse la nuit brûlante,
Et du ruisseau fait blanchir le cristal. »

« Non, le rayon qui perce la feuillée,
D’aucun pasteur n’avance le réveil ;
Et cette lampe éclaire, en sa veillée,
L’impatient qui trouble ton sommeil. »

« Quoi ! ta paupière est encore accablée,
Tu dors !… Pour toi la nuit règne toujours.
Mais nos bergers causent dans la vallée,
Et ta lenteur fait déjà leur discours. »

« Non ! c’est l’écho qui m’appelle dormeuse.
Tous les bergers ne sont pas amoureux !
Je n’en vois qu’un… et je suis si peureuse !
J’irai, ma sœur, quand il en viendra deux. »

« L’amour les éveille, dit Olivier, pour les réunir aux bergers qui les aiment. Qu’il est heureux de s’éveiller ainsi ! » Il se disposait à s’éloigner, lorsqu’il crut voir quelqu’un marcher dans l’ombre ; un chien accourut vers lui en grondant, et retourna pour avertir son maître, qui, surpris de rencontrer à cette heure un étranger, lui demanda ce qu’il voulait ? Olivier l’aborda, lui dit qu’il s’était écarté de sa route, s’étant perdu la veille dans la vallée.

Ils continuaient à s’entretenir quand les deux sœurs accoururent. « Que le plus importun soit puni, dit la dormeuse en se frottant les yeux, je porterai contre lui mes plaintes à ma mère ; mais elle récompensera celui qui laisse dormir les bergères. » — « Je ne demande, dit Olivier, que la route que j’ai perdue. » La jeune fille, toute honteuse, s’enfuit dans la cabane, et sa sœur l’y suivit. Le berger matinal, riant de la méprise et de leur frayeur, conduisit l’étranger sur le bord du grand chemin, lui souhaitant un bon voyage et d’heureuses amours.

Vers la chute du jour, il arriva au village du vieux pasteur ; sa maison à demi cachée dans les arbres lui fut montrée par un enfant. Il en passa le seuil en invoquant son père, au nom duquel il s’offrit aux yeux du vieillard. La bienveillance suit le nom d’un honnête homme ; et le vieillard assis devant un grand feu, suivant l’habitude des campagnes après la moisson, se leva aussi vite que son âge le lui rendait possible, regarda long-temps le jeune voyageur avec émotion, l’attira vers lui, et le pressa en silence contre sa poitrine. Olivier, plus ému encore, regardait avec respect cette tête vénérable qui s’inclinait vers lui ; et lorsqu’il sentit fléchir ses genoux devant le vieillard, il crut s’agenouiller devant son père, et il pleura.

« Olivier, lève-toi, lui dit le vieillard d’une voix calme et affectueuse. J’ai perdu l’ami de ma jeunesse, tu seras celui de mes vieux jours. Je ne puis te rendre ton père… qui peut rendre un père ! Mais je t’en parlerai, et tu m’aimeras. Ma mémoire chancelle sur mille souvenirs, mais mon cœur est plein de lui. Ta mémoire aidera la mienne ; mon cœur répondra au tien ; car je le vois, tu es un bon fils, tu pleures en voyant l’ami de ton père, comme tu pleurerais en voyant son ombre : lève-toi donc, et viens t’asseoir à mon foyer ; nous parlerons de lui ! »

Olivier se croyait charmé d’un rêve heureux ; et craignait de s’éveiller. Il suivait les regards, les gestes du bon vieillard… Oui, pensait-il, c’est l’ombre chérie de mon père. Oh ! que cela fait de bien, seulement d’en entendre parler avec tendresse !… Cette maison tranquille, cet accueil paternel, tout ranimait son âme, tout y versait la confiance qui guérit… qui soulève au moins le poids d’une longue tristesse.

En peu de jours, il fut établi, reconnu et salué dans le village comme l’ami d’un homme chéri des vieillards et des enfans. On respecte ceux que la vertu protège. Olivier ne voyait donc enfin autour de lui que la bienveillance et l’amitié ; mais l’amour gémissait au fond de son cœur. C’est là qu’il entendait sans cesse la douce voix de Marie. Elle y vivait, elle y régnait avec ses grâces naïves, avec ce sourire de douleur qui la rendait si charmante dans leurs adieux. Poursuivi par cette image tendre qui semblait lui reprocher sa fuite, il l’emportait le matin dans les champs attristés par l’hiver ; après en avoir soupiré tout le jour, il rentrait avec elle, consumé d’une morne tristesse. Les veillées où la joie éclatait par des chants n’étaient pour lui qu’un surcroit de déplaisir ; sa voix ne se fit jamais entendre au milieu de cette mélodie rustique qui fatiguait son âme, au lieu de la distraire. Les jeunes serviteurs du vieillard, encouragés par le sourire de leur maître, rassemblés autour du feu, se livraient à toute leur gaîté ; mais c’était en vain qu’ils chantaient chaque soir aux oreilles d’Olivier :

La chanson du pêcheur
A frappé le rivage ;
Et les échos en chœur
L’ont portée au bocage.

Berger, réveillez-vous !
Cherchez votre bergère ;
Elle est au rendez-vous,
Peut-être sans sa mère.

Suivez ce bel agneau,
Messager de tendresse ;
Il rejoint son troupeau,
Rejoignez sa maîtresse !

Si vous cherchez l’Amour,
Belles de haut parage,
Abandonnez la cour,
Et venez au village.

Le pauvre berger les regardait rire : l’ami de son père l’observait en silence, remarquait sa pâleur, et cherchait à pénétrer la cause de l’ennui profond qui paraissait miner sa vie.

Retiré sous un vieux chêne dont les branches à moitié dépouillées offraient un triste asile à son affliction, Olivier se croyant seul, livrait un jour sa pensée à Marie, la regardait dans le passé, la voyait dans l’avenir ; mais quel avenir !… Un soupir s’échappa vers lui ; ses yeux, en se levant au ciel, rencontrèrent l’œil attentif du vieillard, qui depuis long-temps était attaché sur lui. Il quitta vivement le tertre où il était assis. Le bon vieillard y prit place : Olivier se tint à son tour immobile devant lui. Il craignait la raison d’un vieillard : Pouvait-elle être plus sévère que la sienne ? N’avait-elle pas résisté aux larmes de Marie ?

« Olivier, lui dit le pasteur, pourquoi t’isoler des bergers de ton âge ? Pourquoi cette humeur grave, ce front distrait, au milieu des tableaux rians qui entourent ta jeunesse ? Je fus l’ami de ton père. Parle-moi, car si tu l’avais encore, tu lui devrais le secret de ton ennui, comme lui s’efforcerait de l’adoucir. Olivier ! parle-moi, car je fus l’ami de ton père ; et tu me vois ici pour le remplacer. »

Olivier n’eut pas la volonté de résister au nom de son père ; et, les yeux baissés par la crainte, il laissa toute son âme s’épancher dans l’âme du vieillard qui l’écoutait avec attention.

« Je venais vers vous, dit-il ; je suivais l’ordre de mon père ; votre nom m’était cher et sacré, je l’avais recueilli dans son dernier soupir. Le hasard… non !… mon sort, me fit traverser un village, le plus beau de la terre ; il a donné le jour à Marie !… Une jeune fille me regarda, ce regard enchaîna mes pas et mon cœur, j’y vis le ciel ; mais un ciel nouveau, plus ravissant, plus pur, je crois, que celui qu’habitent les anges et mon père ! Je la croyais pauvre, parce qu’elle était simple ; je l’aimai, parce qu’il faut aimer dès qu’on la voit ; j’appris qu’elle était riche, je l’appris avec douleur, car je n’osai plus l’aimer ; et pourtant, je ne pus résister à la douceur de lui parler ; de la voir, de la servir !… Comment ne pas se croire heureux de servir Marie ! Son premier regard m’avait dit : je t’ordonne de m’aimer ; son sourire ajouta : je te prie de m’obéir. Bonne, belle, sensible, Marie me distingua malgré ma misère, je ne cherchais point à être remarqué ; elle me distingua de même sans le chercher. Douce et cruelle faveur du ciel ! ne deviez-vous un moment charmer mon âme, que pour déchirer l’âme tendre de Marie ! Je fus envié d’un méchant ; sa basse jalousie épia les naïves paroles de la bergère ; il surprit son secret et le mien ; il vint me reprocher lâchement mon infortune, m’accuser de séduire l’innocente Marie… ô mon père ! de la séduire, de n’aimer que son héritage ; et il railla jusqu’à mon respect pour elle. Je ne pus venger cet outrage sur le serviteur de ma jeune maîtresse ; il s’enfuit après cette grossière injure ; je dédaignai de faire un pas pour l’atteindre. En punissant ce mauvais pâtre, il fallait fuir comme un coupable ; tout le hameau se fût soulevé contre un malheureux étranger, et la douce Marie blâmée de m’avoir accordé son choix. Je m’en allai, mon père, ou plutôt je m’arrachai de cette belle fille qui doit rester l’honneur et la gloire de son village. Je remplis alors le vœu de mon père, mais trop tard pour le repos de mon cœur, qui, vous le voyez, ne peut se consoler, même auprès de vous, de ne plus voir Marie. »

— Marie ne partage donc pas ton amour ?

— Elle m’a dit en me voyant partir : « Olivier ! ne t’en va pas, car je mourrai. »

— Et tu as pu la quitter ?

— Hélas ! j’avais ouï dire qu’on ne mourait pas d’amour ; et je le croyais alors. —

Il détourna ses yeux pleins de larmes.

« On n’en meurt pas, dit le vieillard en se levant. Pauvre Olivier ! tu me ferais croire le contraire. » Il s’éloigna.

Son jeune ami le regarda tristement aller, et retomba dans sa rêverie habituelle. Il trouva le lendemain l’ami de son père, qui l’avait devancé aux travaux, s’occupant lui-même à passer en revue ses troupeaux nombreux. Il tendit la main à Olivier, et lui dit : « Chacun a ses peines ; tu vas en juger. Une bergère obscurcit ton sort ; tu languis loin d’elle, et l’âge destiné au bonheur pour les autres hommes, se passe pour toi comme une nuit d’hiver. Mon âge, moins brillant, mais paisible, se voit tout-à-coup tourmenté ; ma vie, troublée vers son déclin, est un jour qui va s’éteindre dans les nuages… Olivier, tu m’as donné ta confiance, reçois la mienne.

« Si je ne puis te guérir d’un chagrin qui charme ceux qu’il tue, aide-moi du moins à chasser le mien ; je veux m’endormir en paix. J’ai un fils, et un fils digne de moi ; mais si l’on meurt loin d’une maîtresse, il est difficile de vivre loin d’un fils ! Il s’est choisi une compagne ; mais, hélas ! hors de ce village. Comme Marie, elle fait la gloire et l’ornement du sien. Je n’ai pas exigé qu’il l’oubliât pour son vieux père ; rien ne pouvait lui tenir lieu d’elle ; mais qui peut me tenir lieu de lui ?… Veux-tu me suivre, Olivier ? Tu seras le témoin de ma joie ; et ta tristesse en sera plus légère : le temps, l’amitié pourront te consoler du mal que t’a fait un amour imprudent. Veux-tu me suivre ? »

« Partout », dit Olivier.

« Chasse donc devant toi ces troupeaux ; c’est l’héritage de mon enfant : un sûr gardien veillera le reste pendant notre absence ; car si je reviens mourir dans cette maison qui m’a vu naître, Olivier ! promets-moi d’y revenir encore avec moi. »

Le berger posa la main du vieillard sur son cœur, et ne répondit que par un regard expressif.

Quand le jour eut dissipé les brouillards légers qui couvraient le village, ils en étaient déjà loin.

Un froid sec, un ciel épuré que le soleil égayait d’un souvenir, rendirent leur marche facile. On lisait sur le front du vieillard qu’il allait au-devant du bonheur. Les rayons blancs du soleil de l’hiver tombaient sur ses cheveux, et rendaient leur blancheur plus éclatante. Il guidait de l’œil son jeune compagnon, qui, souvent distrait, veillait sur le troupeau ; mais il avait beau cheminer, ce n’était pas le bonheur qu’il voyait devant lui !

Ils s’arrêtèrent la nuit dans une riche ferme, dont le vieux pasteur connaissait le maître ; et, au point du jour, ils se remirent en chemin. Olivier s’efforçait de vaincre sa tristesse, pour répondre aux discours du vieillard qui s’égayait à mesure qu’il approchait du but de son voyage.

« Les chemins coupés que je t’ai fait prendre, dit-il enfin, en atteignant le sommet d’une montagne, ont abrégé la route. J’ai tant de fois parcouru ces belles campagnes, que tous les détours m’en sont familiers. Si je t’avais laissé le soin de nous conduire, nous aurions voyagé long-temps ; car je le vois, Olivier, tu ne connais pas ce sentier qui tourne autour de la colline ; presse-toi d’arriver au bout, et dis-moi si rien de plus beau s’est jamais offert à tes regards ? »

Olivier s’avança, troublé d’un sentiment inexplicable ; mais arrivé à la fin du sentier, il pensa tomber aux pieds du pasteur, suffoqué de saisissement et de joie, en se retrouvant près de la maison de Geneviève qui filait auprès de la fenêtre. « Dieu ! s’écria-t-il en pressant les mains du vieillard dans ses mains tremblantes, ô Dieu ! où sommes nous ?… » Et sa voix expira dans un sourire délirant.

« Tu reconnais donc ce village ? dit le vieillard avec douceur. J’avoue qu’après le mien, il me paraît ainsi qu’à toi le plus beau de la terre ; j’y viens jouir du bonheur de mon fils, et l’unir moi-même à celle qui le distingua, le croyant pauvre et orphelin. N’es-tu pas jaloux de voir cette généreuse bergère ? et sera-t-il besoin que je te dise son nom pour l’aller chercher ? »

« Oh ! mon père ! dit Olivier, mon père ! venez, venez ; car j’ai peur de mourir avant de l’avoir revue. » Et de toutes les forces qui lui restaient, il entraînait le vieux pasteur.

« Crois-moi, mon fils, dit le pasteur en riant, va m’anoncer à cette bergère ; demande lui la permission d’amener ton père devant elle. Il faut ménager une jeune fille ; la présence d’un étranger lui ferait peur. Je t’attendrai dans cette chaumière ; j’ai plus besoin que toi de m’y reposer. »

Il entra chez Geneviève, et le berger balbutiant encore sa reconnaissance, s’élança vers le champ de Marie, n’y vit rien que des moutons et un pâtre, qu’il renversa dans sa course rapide comme le vol d’un oiseau. Le pâtre resta par terre, frappé de l’apparition d’Olivier. C’était Lucas, qui, tout étourdi de sa chute, et plus encore troublé par la frayeur, le regarda courir, persuadé qu’il voyait voltiger un esprit.

Olivier, hors d’haleine, s’arrêta tout à coup. Son cœur palpitant se resserra quand il fut près de la maison, et qu’il la trouva fermée. « Où est Marie ? se dit-il avec terreur ; sa maison est déserte ; les ronces croissent à la porte ; elles en gênent le passage… Marie n’y est donc pas entrée depuis long-temps ? Où est Marie ? où est Marie ? » s’écria-t-il encore, et il se remit à courir hors de lui-même.

En passant près de la cabane de berger qu’il avait habitée quelques mois auparavant, il en vit sortir un mouton qu’il crut reconnaître ; c’était le sien, c’était l’agneau qu’avait aimé Marie ; il se baissa vers lui pour lui rendre les caresses qu’il semblait lui faire ; et le mouton retourna vivement dans cette cabane où le suivit son maître. Oh ! qu’il fit bien de l’y suivre ! Marie, assise la tête baissée sur son sein, le front voilé de ses beaux cheveux, s’offrit aux yeux d’Olivier ; une douce pâleur couvrait son charmant visage : elle semblait dormir. C’était l’ange de la douleur. Mais si rien n’était plus triste que son repos, rien ne fut plus touchant que son réveil.

« Olivier ! dit-elle en le voyant à genoux, et en fixant sur lui ses regards enchantés, Olivier ! c’esttoi !… »

« Marie ! ma douce maîtresse, je suis près de vous ; mon cœur m’y ramène. Oh ! reconnaissez-moi ! »

Et la jeune bergère pencha sa tête sur le cœur d’Olivier pour y cacher ses larmes.

« Plus de larmes ! lui dit-il avec tendresse ! — et ses larmes tombaient sur les mains de Marie.

« Est-ce que je pleure, dit-elle avec sa douceur angélique ? Eh bien ! laisse-moi pleurer devant toi, non pour te punir des larmes de l’absence, mais pour en effacer l’empreinte brûlante. La vois-tu sur mes joues, cette chère et cruelle empreinte ? Les larmes du retour, Olivier, ont une douce fraîcheur ; elles calment la fièvre… laisse-moi pleurer !

« Mon amie ! veux-tu voir mon père ? veux-tu voir celui qui m’a conduit vers toi ? »

« Ton père ! reprit-elle en rappelant ses idées ; tu n’en avais plus autrefois… M’as-tu trompée ou me suis-je trompée ? Sait-il que je ne suis qu’une bergère, et vient-il aussi pour s’en aller ?… »

« Crois à mon amour, Marie, il est vrai comme toi-même ! Confie-toi au respect que ta vertu, que ta bonté m’inspirent. Tu sauras tout, ma bien-aimée ; mais veux-tu voir mon père ? Laisse-toi conduire sans crainte ; laisse-moi te guider vers le vieillard si bon qui m’a rendu l’existence et Marie ! »

Elle se leva, le regarda timidement, et se laissa conduire par la main, sans rien comprendre à tout ce qui se passait autour d’elle et dans son âme.

L’étonné Lucas vit revenir de loin celui qu’il prenait encore pour l’ombre d’Olivier. Mais il ouvrit de grands yeux quand il aperçut sa belle maitresse traverser avec lui le chemin, appuyant sa démarche chancelante sur le bras du jeune berger. Ils passèrent devant lui ; Lucas fut forcé de saluer avec respect celui qu’il avait offensé. Olivier, tout au bonheur et à l’amour, ne songea pas même à le regarder, quoique, sans le vouloir et sans le reconnaître, il l’eût jeté fort rudement par terre.

Geneviève avait déjà raconté trois fois au vieux pasteur qu’elle était cause qu’un jeune berger, beau comme le jour, était descendu à la grande prairie ; elle recommençait une autre fois, lorsqu’Olivier entra précédé de Marie, qui, les yeux baissés, salua le vieillard et rougit.

« Bergère, dit-il en lui prenant la main, je viens vous demander le bonheur de mon fils, car il l’a laissé dans ce village. »

« Oh ! dit Marie, si vous êtes son père, il n’a pu vous cacher que tout mon cœur avait payé son chagrin. »

Olivier, dans une ivresse muette, se précipita aux genoux du vieillard, et les tenait embrassés. Marie y tomba pénétrée de la même émotion ; et leur silence confondit les pensées de leurs âmes.

Geneviève, toute émerveillée du retour d’Olivier, du riche troupeau qu’il ramenait, du ravissement qu’elle voyait dans les yeux de Marie, ne pouvait se lasser de bénir le ciel et de rappeler le jour de la noce de Julien. « Mon rêve est rempli, leur dit-elle ; je vous verrai entrer à l’église de mon village ; et ce beau berger n’oubliera pas qu’après Dieu, c’est la main de Geneviève qui l’y a conduit. »

Marie pressa cette main et celle du vieillard sur son cœur reconnaissant. Lorsqu’elle parut à l’autel, parée enfin pour l’hyménée, elle serra doucement la main d’Olivier, sourit sous son voile à Claudine, morte d’amour à seize ans !… et retrouva pour elle un soupir au milieu de sa joie.

Le bon vieillard, fier un moment d’être riche, invita le hameau tout entier à la fête. Tout le monde y accourut gaîment. Annette surtout sentit et partagea le bonheur de Marie, la regarda en souriant, et lui montra le bel enfant qu’elle allaitait encore.

Le noir Lucas fut obligé de danser ; mais, plus lourd que de coutume, il marchait sur les pieds de tout le monde ; et Rose, qui était rieuse, se moqua de lui.

Après ce beau jour, le vieux pasteur emmena chez lui les jeunes époux, et se trouva plus heureux que jamais.

« Ô mes amis, leur dit-il en les recueillant tous deux sur son cœur, je bénis mon voyage sur la terre : près d’arriver au terme, j’ai vu votre bonheur ; et mes yeux se fermeront doucement sur mon ouvrage. »

FIN.

 

ROMANCES.


LE SOIR.

En vain l’Aurore,
Qui se colore,
Annonce un jour
Fait pour l’Amour :
De ta pensée
Toute oppressée,
Pour te revoir
J’attends le Soir.

L’Aurore en fuite
Laisse à sa suite
Un soleil pur,
Un ciel d’azur.
L’Amour s’éveille ;
Pour lui je veille,
Et pour te voir
J’attends le Soir.

Heure charmante,
Soyez moins lente !
Avancez-vous,
Moment si doux !
Une journée
Est une année
Quand pour te voir
J’attends le Soir.

Un voile sombre
Ramène l’ombre :
Un doux repos
Suit les travaux.
Mon sein palpite,
Mon cœur me quitte…
Je vais te voir,
Voilà le Soir !


À TOI

Ô ma vie !
Sans envie
J’ai vu le palais du Roi.
Ma chaumière
M’est plus chère
Quand j’y suis seule avec toi.

Au village
Le jeune âge
N’est heureux que par l’Amour ;
Fuis la ville ;
Trop facile,
Tu m’oublirais à la cour.

Reviens vite !
Tout m’agite.
Eh ! quoi ! je suis seule encor ?
Viens, mon ame,
De ma flame
Partager le doux transport !

L’heure sonne,
Je frissonne…
Voici l’instant du retour !
Moins sévère,
Dors, ma mère !
Et laisse veiller l’Amour.


L’AVEU PERMIS.

Viens, mon cher Olivier, j’ai deux mots à te dire :
Ma mère l’a permis ! ils te rendront joyeux…
Eh ! bien ! je n’ose plus !… Mais, dis-moi, sais-tu lire ?
Ma mère l’a permis, regarde dans mes yeux.

Voilà mes yeux baissés. Dieu, que je suis confuse !
Mon visage a rougi… vois-tu, c’est la pudeur.
Ma mère l’a permis,… ce sera ton excuse :
Pendant que je rougis, mets ta main sur mon cœur.

Tu ne devines pas ! Olivier ! quelle gêne !
Ces deux mots sont si doux ! mon cœur les dit si bien !
Prends-les donc sur ma bouche ; en y touchant à peine,
Je fermerai les yeux, prends vite… et n’en dis rien.


MON BOUQUET.

Non ! tu n’auras pas mon bouquet :
Traite-moi de capricieuse,
De volage, d’ambitieuse,
D’esprit léger, vain ou coquet :
Non, tu n’auras pas mon bouquet.

Comme l’incarnat du plaisir,
On dit qu’il sied à ma figure :
Veux-tu de ma simple parure
Ôter ce qui peut m’embellir,
Comme l’incarnat du plaisir ?

Je veux le garder sur mon cœur ;
Il est aussi pur que mon ame.
Un soupir, un souffle de flame,
En pourrait ternir la fraîcheur…
Je veux le garder sur mon cœur.

Non, non ! point de bouquet pour toi.
L’éclat de la rose est trop tendre ;
Demain tu promets de la rendre.
Demain… qu’en ferais-je, dis-moi ?
Non, non ! point de bouquet pour toi.


LE PORTRAIT.

Petit portrait, tourment de mon désir,
Trait de l’Amour, si loin de ton modèle !
Ombre imparfaite du plaisir,
Tu seras pourtant plus fidèle !

De ta froideur je me plains aujourd’hui ;
Mais si jamais il cesse de m’entendre,
À toi je me plaindrai de lui,
Et tu me paraîtras plus tendre.

Si tu n’as pas, pour aller à mon cœur,
Son œil brûlant et son parler de flamme,
Par un accent doux et trompeur
Tu n’égareras pas mon ame.

Sans trouble à toi je livre mon secret.
S’il était là, je fuirais vite, vite !
Je suis seule… Ah ! petit portrait,
Que n’es-tu celui que j’évite !


LE RÉVEIL.

On sonne, on sonne ! on sonne encore :
C’est lui !… Dieu ! qu’il m’a fait souffrir !
Mais il revient, mais je l’adore :
Éveillez-vous, courez ouvrir !

Embellis-toi, sombre retraite,
Où si souvent il me trouva !
Il va venir… Mon sang s’arrête,
Il tarde encor… Mon cœur s’en va !

Je n’y vois plus… Le ciel se couvre,
Soulève-toi, nuage épais !
J’étends les bras… Mon œil s’entr’ouvre…
Dieu ! c’est un songe… et je dormais.


JE VEUX T’AIMER TOUJOURS.

Idole de ma vie !
Mon tourment ! mon plaisir !
Dis-moi si ton envie
S’accorde à mon désir ?
Comme je t’aime en mes beaux jours,
Je veux t’aimer toujours.

Donne-moi l’espérance,
Je te l’offre en retour ;
Apprends-moi la constance,
Je t’apprendrai l’amour.
Comme je t’aime en mes beaux jours,
Je veux t’aimer toujours.

Sois d’un cœur qui t’adore
L’unique souvenir.
Je te promets encore
Ce que j’ai d’avenir.
Comme je t’aime en mes beaux jours,
Je veux t’aimer toujours.

Vers ton ame attirée
Par le plus doux transport,
Sur ta bouche adorée
Laisse-moi dire encore :
Comme je t’aime en mes beaux jours,
Je veux t’aimer toujours.


LE BILLET.

Quand je t’écris à l’ombre du mystère,
Je crois te voir et te parler tout bas ;
Mais, je l’avoue, en ce lieu solitaire
Tout est tranquille, et mon cœur ne l’est pas
Quand je t’écris.

En vain j’écris : quand l’ame est oppressée,
Le temps s’arrête ; il n’a plus d’avenir !
Non, loin de toi je n’ai qu’une pensée ;
Et mon bonheur n’est plus qu’un souvenir :
En vain j’écris.

Si tu m’écris, je vais t’attendre encore ;
Mais si ton cœur n’est plus tel qu’autrefois,
Fais que toujours, fais que le mien l’ignore !
S’il est constant, dis un mot : je le crois,
Si tu l’écris !


LES TROIS HEURES DU JOUR.

Comme un bouton prêt d’éclore,
D’un seul regard de l’Aurore
Attend le bienfait du jour,
Dans l’âge de l’innocence,
Séduite par l’espèrance,
J’attendais tout de l’Amour !

Comme la fleur imprudente
Se plaît à suivre la pente
Qui l’expose aux feux du jour,
Je m’abandonnai, sans guide,
Au penchant non moins rapide
Qui m’entraînait vers l’Amour !

Comme la fleur desséchée,
Pâle et tristement penchée,
S’effeuille au déclin du jour,
Mon soir touche à ma naissance,
Et je pleure l’espérance,
Qui s’envole avec l’Amour !


REPRENDS TON BIEN.

Quand l’Amitié tremblante
T’abandonna mon sort,
Quand ta main bienfaisante
Me sauva de la mort
Pour la reconnaissance
Je pris l’amour ;
Et moins que ta présence
J’aimai le jour !

Mais ma timide flamme
Fait naître ta pitié.
Est-ce assez pour mon ame
D’une froide amitié ?
Vainement l’espérance
M’a su guérir,
Si ton indifférence
Me fait mourir !

Contre un sort invincible
Je ne veux plus m’armer !
Viens me rendre insensible,
Si tu ne peux m’aimer.
De mon ame asservie
Romps le lien ;
En reprenant ma vie,
Reprends ton bien !


À LA POÉSIE.

Ô douce Poésie !
Couvre de quelques fleurs
La triste fantaisie
Qui fait couler mes pleurs.
Trompe mon ame tendre,
Que l’on blessa toujours !
Je ne veux plus attendre
Mes plaisirs des Amours.

Donne aux vers de ma lyre
Une aimable couleur,
Ta grace à mon délire,
Ton charme à ma douleur.
Que le nuage sombre
Qui voile mes destins,
S’échappe, comme une ombre,
À tes accens divins !

Sois toujours attentive
Sur mes chants douloureux.
D’une pudeur craintive
Enveloppe mes vœux.
Cache l’erreur brûlante
Qui trouble mon bonheur…
Mais, oh ! Dieu ! qu’elle est lente
À sortir de mon cœur !


LE SOUVENIR.

Ô délire d’une heure auprès de lui passée,
Reste dans ma pensée !
Par toi tout le bonheur que m’offre l’avenir
Est dans mon souvenir.

Je ne m’expose plus à le voir, à l’entendre :
Je n’ose plus l’attendre !
Et si je puis encor supporter l’avenir,
C’est par le souvenir.

Le temps ne viendra pas pour guérir ma souffrance !
Je n’ai plus d’espérance !
Mais je ne voudrais pas, pour tout mon avenir,
Perdre le souvenir !


LE PARDON.

Je me meurs, je succombe au destin qui m’accable ;
De ce dernier moment veux-tu charmer l’horreur ?
Viens encore une fois presser ta main coupable
Sur mon cœur.

Quand il aura cessé de brûler et d’attendre,
Tu ne sentiras pas de remords superflus ;
Mais tu diras : « Ce cœur qui fut pour moi si tendre
N’aime plus » !

Vois l’Amour qui s’enfuit de mon ame blessée !
Contemple ton ouvrage, et ne sens nul effroi !
La mort est dans mon sein… Pourtant je suis glacée
Moins que toi !

Prends ce cœur, prends ton bien ! l’amante qui t’adore
N’eut jamais à t’offrir, hélas ! un autre don ;
Mais en le déchirant, tu peux y lire encore
Ton pardon !


MÉDOR.

Aimable chien, fidèle et bon Médor,
Tu restes seul à ta jeune maîtresse !
On m’abandonne… et toi, tu veux encor
Me consoler par ta tendresse.

Cruel amant ! sans regret tu me fuis !
Tu m’as laissée à ma douleur mortelle.
Ingrat ! ton chien ne m’avait rien promis,
Pourtant, il me reste fidèle.

Je le reçus pour gage de ta foi,
Le garderai pour sa reconnaissance.
Hélas ! s’il est moins éloquent que toi,
Il a du moins plus de constance !


IL VA PARLER.

Embellissez ma triste solitude,
Portrait chéri, gage d’un pur amour !
Charmez encor ma sombre inquiétude,
Trompez mon cœur jusques à son retour.

Si quelquefois de mes lèvres tremblantes
J’ose presser ce portrait adoré,
Le feu subtil de ses lèvres brûlantes
Pénètre encor dans mon cœur enivré.

À mes regards ce trésor plein de charmes
Semble répondre et paraît s’animer !
Je crois le voir s’attendrir à mes larmes,
Et je lui prête une ame pour aimer.

Ô de l’Amour adorable prodige !
Son œil se trouble, et ses pleurs vont couler.
Il m’écoutait !… ce n’est plus un prestige.
Il me sourit !… j’écoute !… il va parler !


L’ESPÉRANCE.

Comme une vaine erreur,
Comme un riant mensonge,
S’évanouit le songe
Qui faisait mon bonheur.
Ô douce chimère !
Si tu fuis sans retour,
Dans ta course légère,
Emporte mon amour !

Ce tendre sentiment,
Cette aimable folie,
Ce charme de ma vie,
Sans toi n’est qu’un tourment !
Ô douce chimère !
Si tu fuis sans retour,
Dans ta course légère,
Emporte mon amour !

Déjà pour me punir
D’avoir été trop tendre,
Je consens à te rendre
Un si cher souvenir.
Ô douce chimère !
Si tu fuis sans retour,
Dans ta course légère,
Emporte mon amour !

Que voulez-vous de moi,
Raison trop inflexible ?
Tourment d’un cœur sensible,
Je cède à votre loi !…
Ô douce chimère !
Si tu fuis sans retour,
Dans ta course légère,
Emporte mon amour !


À LA SEINE.

Rive enchantée,
Berceau de mes amours !
Onde argentée,
Image des beaux jours ;
Que ton cours est limpide !
Que ta fuite est rapide !
Ah ! pour mon cœur
C’est l’adieu du bonheur.

Déjà ma lyre
Gémit dans les roseaux ;
Et mon délire
A fait frémir tes eaux.
La nayade plaintive
Se penche sur la rive
Pour m’écouter,
Me plaindre, et m’arrêter.

Cette eau si belle
T’abandonne en courant !
Moi plus fidelle,
Je m’éloigne en pleurant.
Demain celui que j’aime
M’appellera lui-même !…
Vœux superflus !
Je ne l’entendrai plus.

Ah ! dans ta course,
Emporte mes tourmens !
Mais, à ta source,
Retiens tous mes sermens !
Si l’objet que j’adore
Vient m’y chercher encore,
Dis-lui qu’Amour
T’a promis mon retour.


LE TROUBADOUR EN VOYAGE.

« Avec ta gente mie
Où vas-tu troubadour ? »
— « Je vais à ma patrie
Demander un beau jour !

« Salut ! rive enchantée
Qui vis mes jeunes ans !
De mon ame agitée
Reconnais les accens !

« Jadis ma souveraine
À sa cour m’arrêta ;
Et pour si noble reine
Ton troubadour chanta.

« Des belles la plus belle
Tombe en captivité ;
Avais chanté pour elle,
Perdis ma liberté !

« De l’auguste Marie
Déplorai les malheurs.
En ce temps de furie,
On punissait les pleurs…

« Pour charmer ma misère,
Orgueil du troubadour,
J’ai chanté Bélisaire,
Henri quatre et l’Amour.

« N’ai sauvé de ma chaîne
Que ma lyre et l’honneur.
Et l’or, qui tout entraîne,
N’entraîna pas mon cœur.

« Pastourelle naïve
Écouta mes leçons ;
Sa voix tendre et plaintive
Y mêla ses doux sons.

« La jeune enchanteresse,
Écolière d’Amour,
Devint dame et maîtresse
Du pauvre troubadour. »

— « Au lieu de ta naissance,
Dit-elle, conduis-moi ;
Tu m’appris ta romance,
La chanterai pour toi. »

— « Venez donc, gente mie,
Lui dit ton troubadour ;
Allons à ma patrie
Demander un beau jour !

« Lyre ! ma douce lyre !
Obéis à mon cœur !
Le chant que je soupire
Est le chant du bonheur ! »


C’EST LE BONHEUR, C’EST TOI.

Ce n’est pas une vague et trompeuse espérance
Que je dois au sommeil ;
C’est un charme animé, c’est ta douce présence
Qui m’échappe au réveil !

Ton image m’attend ; quand je clos la paupière,
Elle vient me saisir ;
Et l’Amour à ton ame unit mon ame entière
Par le même désir.

Je sens battre ton cœur sur mon cœur qui palpite.
Le ciel s’ouvre pour moi !
Non ! ce n’est plus l’espoir qui me trouble et m’agite,
C’est le bonheur !… c’est toi !


LE SOMMEIL DE JULIEN.

C’était l’hiver, et la nature entière
Portait son deuil, et redoublait le mien :
Je regagnais, à pas lents, ma chaumière,
Les yeux fixés sur celle de Julien !

Un voile noir s’étendit sur la plaine ;
Un triste écho fit aboyer mon chien :
Le vent soufflait, et sa plaintive haleine
Disait aux bois : Julien ! pauvre Julien !

Sur mon chemin je vis la lune errante ;
Qu’elle était sombre en parcourant le sien !
Je contemplai cette clarté mourante,
Moins triste, hélas ! que les yeux de Julien !

Je m’endormis, de tant d’objets lassée ;
Le ciel s’ouvrit !… et je n’entendis rien ;
Mais tout-à-coup la cloche balancée
Me réveilla… sans réveiller Julien.

Quand j’abordai sa sœur silencieuse,
Sa main me dit : « Il repose ! il est bien !… »
Je voulus voir… Une larme pieuse
M’apprit le nom du sommeil de Julien.


À LA NUIT.

Douce Nuit, ton charme paisible
Du malheureux suspend les pleurs.
Nul mortel n’est insensible
À tes bienfaisantes erreurs.
Souvent dans un cœur rebelle
Tu fais naître les désirs ;
Et l’amour tendre et fidèle
Te doit ses plus doux plaisirs.

Tu sais par un riant mensonge
Calmer un amant agité,
Et le consoler en songe,
D’une triste réalité.
Ô Nuit ! pour la douleur sombre,
Et pour le plaisir d’amour,
On doit préférer ton ombre
À l’éclat du plus beau jour.

Comme dans le sein d’une amie
On aime à verser sa douleur,
C’est à toi que je confie
Les premiers soupirs de mon cœur.
Cache-moi, s’il est possible,
L’objet de mon tendre effroi !…
Comme moi s’il est sensible,
Qu’il soit discret comme toi !


CLÉMENTINE À MARIE.

Clémentine, à genoux,
Dans sa mélancolie,
Demandait à Marie
Son amant pour époux.
Tendre avec innocence,
Elle offre en ce séjour,
Sa première espérance
Et son premier amour.

« Au nom de cet amour,
Que mon amant, dit-elle,
Par vous, me soit fidèle
Jusques à son retour !
Je lui garde en mon ame
Un souvenir bien doux,
Et pur comme la flamme
Dont je brûle pour vous.

« Mon ami pour la foi
Combat aux champs d’Asie ;
Ô divine Marie,
Qu’il soit vainqueur pour moi !…
Si jamais l’hyménée
Unit notre avenir,
De sa main couronnée,
Je viendrai vous bénir ! »


L’ÉCHO.

Tout pour l’amour !
Chante le troubadour,
En préludant sur sa harpe sonore.
Tout pour l’amour,
Lui répond, à son tour,
Une voix tendre, au déclin d’un beau jour.
Il le redit, puis il écoute encore :
Et chaque fois il obtient en retour :
Tout pour l’amour !

Brûlant d’amour,
Le jeune troubadour
Poursuit en vain ces accens pleins de charmes ;
En ce séjour
Il n’a parlé d’amour
Qu’avec l’écho des vallons d’alentour !
Espoir trompé fait couler quelques larmes…
Il n’ose plus chanter, le troubadour :
Tout pour l’amour !

Beau troubadour,
Dans un autre séjour
Porte tes vœux, tes chants, ton espérance :
Hélas ! un jour,
J’ai dit : Tout pour l’amour.
En m’égarant aux vallons d’alentour,
J’y chante encor l’amour et la constance ;
Mais l’écho seul me rapporte en retour :
Tout pour l’amour !


L’EXILÉ.

« Oui, je le sais, voilà des fleurs,
Des vallons, des ruisseaux, des prés et des feuillages,
Mais un ruisseau plus pur et de plus verts ombrages
Enchantent ma pensée, et me coûtent des pleurs !

« Oui, je le vois, ces frais zéphirs
Carressent en jouant les naïves bergères ;
Mais d’un zéphir plus doux les haleines légères
Attirent loin de moi mon ame et mes soupirs !

« Ah ! je le sens ! c’est que mon cœur
Las d’envier ces bois, ces fleurs, cette prairie,
Demande en gémissant des fleurs à ma patrie !
Ici rien n’est à moi, si ce n’est ma douleur. »

Triste Exilé ! voilà ton sort !
La plainte de l’Écho m’a révélé ta peine.
Comme un oiseau captif, tu chantes dans ta chaîne :
Comme un oiseau blessé, j’y joins un cri de mort !

Goûte l’espoir silencieux !
Tu reverras un jour le sol qui te rappelle ;
Mais rien ne doit changer ma douleur éternelle.
Mon exil est le monde… et mon espoir aux cieux.


LA PASTOURELLE.

Elle s’en va, la douce Pastourelle ;
Elle retourne où l’attend le bonheur.
« Je ne vis plus !… faut m’en aller, dit-elle ;
Faut m’en aller où j’ai laissé mon cœur.

« Un beau pasteur me le retint pour gage ;
On veut un gage en perdant le bonheur :
M’en vas chercher le gardien et l’ôtage ;
Me faut mourir ou retrouver mon cœur ».

Racontez-nous, Pastourelle naïve,
Votre aventure et celle du Pasteur.
« Non, non, dit-elle, avec sa voix plaintive ;
Ne parlerai qu’en retrouvant mon cœur !

« Sur cette rive où je suis étrangère,
On m’obligeait à chanter le bonheur.
Bonheur perdu rend la voix moins légère,
N’ai jamais su chanter qu’avec mon cœur.

« Tous les matins, ainsi que l’alouette,
Ne m’éveillais qu’en chantant le bonheur ;
Puis du Pasteur j’écoutais la musette,
Et je trouvais un écho pour mon cœur !

Nous faut rester où l’ame est asservie.
Tout est si bien avec mon beau Pasteur !
Il me rendra mon bien, ma voix… ma vie !
Et sur son cœur retrouverai mon cœur. »

Espoir vous guide en ce pélérinage !
Ne pleurez plus, son terme est le bonheur.
L’Amour sourit, l’Amour est du voyage :
Il ira vite, il cherche votre cœur !


LA PÉLERINE.

« Pélerine, où vas-tu si tard ?
Le temps est à l’orage.
Peux-tu confier au hasard
Tes charmes et ton âge ? »
« Hermite, n’ayez point de peur.
Du ciel je ne crains plus la foudre :
Que ne peut-il réduire en poudre
L’image qui brûle mon cœur ! »

« Ô ma fille ! donne un moment
À l’ami qui t’appelle ;
Viens calmer ton égarement
À la sainte chapelle. »
« Hermite, mon ame est à Dieu,
Partout il me suit, il me guide ;
Il m’a dit de fuir un perfide…
Je fuis l’Amour !… Hermite, adieu ! »

« Pélerine, en fuyant l’Amour,
Que la pitié t’enchaîne !
Un malheureux, depuis un jour,
Pleure ici sur sa chaîne. »
« Un malheureux !… c’est un amant !
Mon père, donnez-lui vos larmes.
Blessée au cœur des mêmes armes,
Je mourrai du même tourment ! »

« Ma fille, lève au moins les yeux !
La pitié te l’ordonne.
Cet amant n’est plus malheureux
Si ton cœur lui pardonne. »
Le coupable alors se montra.
L’Amour pria pour le parjure,
L’Hermite effaça son injure,
Et la Pélerine… pleura.


CHANSON CRÉOLE.

N’a plus pouvoir dormir tout près toi dans cabane,
Sentir l’air parfumé courir sur bouche à toi,
Gagner plaisir qui doux passé mangé banane,
Parfum là semblé feu qui brûler cœur à moi.
Moi vlé z’éveiller toi.

Baï moi baiser si doux, n’oser prend’li moi-même,
Guetter réveil à toi… long-temps trop moi languir.
Tourné côté cœur moi, rend-li bonheur suprême,
Mirez l’aurore aller qui près toi va pâlir.
Long-temps trop moi languir.

Veni sous bananiers nous va trouvé z’ombrage ;
Petits oiseaux chanter pendant nous fait l’amour.
Soleil est jaloux moi, li caché sous nuage,
Mais trouvé dans yeux toi l’éclat qui passé jour.
Veni faire l’amour.

Non, non, toi plus dormir, partager vive flame,
Baisers toi semblé miel cueilli sur bouquet fleurs.
Cœur à toi soupirer, veni chercher mon ame,
Prends li sur bouche à moi, li courir dans mes pleurs.
Moi mourir sous des fleurs.


MÊME ROMANCE.

Sur ce lit de roseaux puis-je dormir encore ?
Je sens l’air embaumé courir autour de toi.
Ta bouche est une fleur dont le parfum dévore.
Approche, ô mon trésor, et ne brûle que moi.
Éveille, éveille-toi !

Mais ce souffle d’amour, ce baiser que j’envie,
Sur tes lèvres encor je n’ose le ravir ;
Accordé par ton cœur, il doublera ma vie.
Ton sommeil se prolonge, et tu me fais mourir.
Je n’ose le ravir !

Viens ; sous les bananiers nous trouverons l’ombrage ;
Les oiseaux vont chanter en voyant notre amour.
Le soleil est jaloux, il est sous un nuage ;
Et c’est dans tes beaux yeux que je cherche le jour.
Viens donc faire l’amour !

Non, non, tu ne dors plus, tu partages ma flamme.
Tes baisers sont le miel que nous donnent les fleurs :
Ton cœur a soupiré, viens-tu chercher mon ame ?
Elle erre sur ma bouche et veut sécher tes pleurs.
Cache-moi sous des fleurs !


JONE ET SOPHIE.

L’amour, lui-même, avait formé Sophie ;
Elle vit Jone, et son cœur se troubla.
Le cœur de Jone en la voyant trembla ;
Il en est digne, et l’Amour lui confie
Sophie.

Sans lui parler, il apprend à Sophie
Son doux empire et son naissant espoir.
Bornant sa joie au plaisir de la voir,
Dans le silence, il aime, il déifie
Sophie.

Une rivale est donnée à Sophie,
Non sa rivale en tendresse, en douceur ;
On lui ravit le cœur fait pour son cœur :
L’Amour se voile, et l’amant sacrifie
Sophie.

L’Orgueil en pleurs vient parler à Sophie.
Le plus timide est-il le moins jaloux ?
Amour ! Amour ! tout s’arme contre vous !
Mais qui vous plaint et qui vous justifie ?
Sophie.


LE REGARD.

Cache-moi ton regard plein d’ame et de tristesse,
Dont la langueur brûlante affaiblit ma raison.
De l’amour qu’il révèle il m’apprendrait l’ivresse :
Pour les infortunés son charme est un poison.

Lèves-tu sur mes yeux ta paupière tremblante,
C’est le ciel qui s’entr’ouvre et sourit au malheur.
C’est un rayon divin ! une étoile brillante,
Qui perce la nuit sombre où gémissait mon cœur.

Oui, la douleur s’envole, et mon ame ravie
Suit la douce clarté qui ne peut m’éblouir.
Éviter ton regard, c’est repousser la vie !
Attache-le sur moi !… je ne puis plus le fuir.


LE PREMIER AMOUR.

Vous souvient-il de cette jeune amie,
Au regard tendre, au maintien sage et doux ?
À peine, hélas ! au printemps de sa vie,
Son cœur sentit qu’il était fait pour vous.

Point de serment, point de vaine promesse ;
Si jeune encore, on ne les connaît pas.
Son ame pure aimait avec ivresse,
Et se livrait sans honte et sans combats.

Hélas ! elle a perdu son idole chérie !
Bonheur si doux a duré moins qu’un jour !
Elle n’est plus au printemps de sa vie,
Elle est encore à son premier amour.

FIN.